C'est la question qui était posée lors de la table ronde que j'ai eu le plaisir d'animer au 2ème Salon du livre d'Albert et du Pays du Coquelicot (80), le samedi 19 octobre 2013, en compagnie de deux invités qui nous ont fait partager leurs expériences :
> Françoise Prêtre, responsable de La Souris qui raconte, maison créée en 2010, et dont la production, disponible exclusivement en ligne, s'adresse aux enfants de 7 à 10 ans (qui ne sont pas a priori grands lecteurs).
> Fabien Vehlmann, scénariste de bande dessinée (Cf. Seuls avec Bruno Gazzoti ou Les nouvelles aventures de Spirou et Fantasio avec Yohann), cofondateur et membre du comité éditorial de Professeur Cyclope. Ce magazine mensuel de bande dessinée et fictions numériques, à destination d'un public ado-adulte, est diffusé sur supports digitaux depuis mars 2013.
Petit rappel en préambule, la part du livre numérique dans les ventes totales de livres en France s'est élevée à 2,65 % en 2012, contre 12 % au Royaume-Uni et 22 % aux États-Unis... C'est dire s'il reste des perspectives dans ce domaine. Parmi les ouvrages lus en version numérique, 22 % étaient des BD et 15 % des livres jeunesse.
En matière de numérique, il est important de distinguer deux choses : la numérisation de livres ou magazines dont on scanne la version papier pour en faire un fichier disponible sur PC, tablettes, etc. Et les créations originales, spécifiquement conçues pour la lecture sur écran, et qui n'ont pas forcément d'existence matérialisée. C'est ce deuxième type de publications que nos invités étaient venus présenter.
Diplômée en arts graphiques, Françoise Prêtre a travaillé durant 20 ans dans la communication. Après un licenciement, elle écrit des textes qu'elle soumet à des éditeurs pour la jeunesse. Bien accueillis, ils ne sont pas pour autant publiés... Dans ces conditions, pourquoi ne pas se lancer elle-même dans l'aventure éditoriale ? "Il existait déjà tellement de structures et majoritairement de grande qualité, que je trouvais dommage d'en ajouter une au flot existant, explique-t-elle. J'ai donc eu l'idée de créer une maison d'édition numérique, pour me distinguer. Je suis encore aujourd'hui l'une des seules dans le paysage éditorial, à proposer du pure player."
L'aventure Professeur Cyclope est collective, Fabien Vehlmann s'est lancé en compagnie de Brüno, Gwen de Bonneval, Cyril Pedrosa et Hervé Tanquerelle. Membre fondateur du Groupement des Auteurs de Bande Dessinée (qui fait partie du Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs, le SNAC), il avait l'impression, avec plusieurs de ses camarades, que les éditeurs classiques n'abordaient pas le numérique de la bonne manière. "Ils avaient une démarche très protectionniste face à la révolution en cours, analyse-t-il. Nous avons pensé qu'il valait mieux surfer sur cette vague, que de la considérer comme un tsunami qui allait nous écraser."
Les réticences - compréhensibles en temps de crise - des grandes maisons se sont manifestées par des contrats assez défavorables aux auteurs, qui ont réagi en lançant une pétition : l'Appel du numérique. "Les éditeurs considéraient qu'il n'y avait pas de marché, poursuit-il. Nous leur avons répondu qu'il n'y en avait pas tant qu'on ne le créait pas. Puis nous avons retroussé nos manches pour sortir de l'attitude très française du "Yaka-faukon". Quitte à échouer, d'ailleurs. Mais au moins nous aurions essayé." La chance du collectif a été de voir Silicomix et la chaîne de télévision franco-allemande Arte, s'engager comme co-producteurs dans ce projet, auquel participent aujourd'hui une trentaine d'auteurs.
Pendant notre table ronde, François Prêtre et Fabien Velhmann nous ont fait la démonstration de leur travail. Les ouvrages de La Souris qui raconte sont répartis dans trois collections dont chacune affiche un prix différent : les histoires à lire (4,95 €), les histoires à jouer (6,99 €), les histoires à inventer (9,50 €). Professeur Cyclope existe en deux versions : l'une intégrale, accessible pour les abonnés (33 € par an pour 11 numéros, soit 1200 pages de bandes dessinées), l'autre limitée, consultable gratuitement.
La lecture sur écran permet de développer de nouvelles perspectives en matière de création : interactivité avec le lecteur, formes de narration inédites, multimédia... Plusieurs des auteurs impliqués sont d'ailleurs issus du monde de l'animation. La Souris qui raconte et Professeur Cyclope s'inscrivent dans la même logique : explorer de nouvelles possibilités formelles, à condition qu'elles restent au service du fond. La technologie doit avant tout faire sens.
La diffusion numérique supprime un certains nombre d'intermédiaires qui interviennent dans la chaîne du livre classique. Elle en ajoute aussi : des spécialistes à même de maîtriser les technologies utilisées (développeurs, webmasters...). Mais les coûts de production n'en restent pas moins réduits.
Dans l'édition papier, un auteur touche en moyenne 8 % du prix public HT d'un livre (en fonction du type de contrat, du nombre d'exemplaires vendus..). Aujourd'hui, on évoque 15 à 20 % de rémunération pour les auteurs dans l'édition numérique. "Sur le papier !", insiste Fabien Vehlmann, qui partage avec Françoise Prêtre une préoccupation majeure : payer correctement les auteurs.
Un accord relatif au contrat d'édition à l'ère du numérique a été signé le 21 mars 2013 par le Syndicat National de l'Édition (SNE) et le Conseil Permanent des Écrivains (CPE) pour tenter d'encadrer des pratiques jusqu'alors très floues.
Après trois ans d'existence, le bilan est globalement positif pour La Souris qui raconte, même si Françoise Prêtre évoque "un énorme chantier". Elle peut se permettre de vivre cette aventure aujourd'hui avec passion et plaisir, parce que le plus long de sa carrière professionnelle est derrière elle. La condition pour continuer ? "Pouvoir payer les auteurs et me présenter honorablement face à eux", conclut-elle. Fabien Vehlmann parle quant à lui de "sport de combat" lorsqu'il évoque l'expérience Professeur Cyclope ! Mais le nombre d'abonnés est satisfaisant et l'enthousiasme ne tarit pas.
Même si la France est tout, sauf pionnière, en matière d'édition numérique (pour des raisons à la fois culturelles et économiques), il est intéressant de voir émerger des initiatives comme celles de nos deux invités, qui ont avant tout fait le pari de la qualité.
Les technologies informatiques ont le mérite d'ouvrir la voie à des créations originales (hybrides ?), et à de nouveaux usages pour les lecteurs. Faut-il en avoir peur ? L'avènement de la télévision n'a pas tué la radio. L'édition numérique doit pouvoir coexister avec l'édition papier, et les deux faire bon ménage, pourquoi pas ? L'important est que soient défendues la lecture, la création et la diversité éditoriale.