Avec son Vingt-sixième étage (In Octavo Éditions) paru en octobre dernier, Alain Bron - auteur installé dans l'Oise depuis peu - nous plonge dans le monde de la grande entreprise : un sujet qu'il connaît bien.
Après avoir travaillé dans des sociétés informatiques, Alain Bron a occupé des fonctions de dirigeant dans plusieurs pays. Il a parallèlement publié des essais de sociologie et travaillé pour des entreprises du CAC 40 en tant que consultant en management.
Ces expériences nourrissent naturellement Vingt-sixième étage, roman qui nous introduit chez MMS (Multi Média Services), société dont le siège se situe dans le quartier de La Défense à Paris. L'étage en question, le dernier de la tour, est celui des dirigeants qui décident du sort de la société... sous la forte influence des actionnaires.
Tout commence avec le lancement de la campagne annuelle des EIP (Entretiens Individuels de Performances). Le DRH incite ses troupes à noter les collaborateurs plus sévèrement que d'habitude. Le climat, déjà sous tension chez MMS, se crispe davantage.
Dans le même temps, un cabinet de cost-killers est missionné afin de trouver des gains de productivité et de réduire les dépenses au sein de l'entreprise, leader dans son domaine. "Tout ce qui pouvait donner du sens, aider la coopération, créer des réseaux, vivre ensemble, partager les difficultés et les plaisirs : tout ça a été sacrifié sur l'autel de la sacro-sainte rentabilité, rabot après rabot !"
Malgré un résultat annoncé comme le meilleur des dix dernières années, l'action MMS est en baisse. Réaction ? 500 suppressions de postes (dont une centaine de départs à la retraite) sont annoncées... Reste à déployer une stratégie de communication affûtée afin de justifier l'injustifiable.
Alain Bron nous livre - dans ce contexte - la chronique de la vie de l'entreprise internationale au cours des huit mois qui la conduisent de son apogée au déclin. Il a choisi d'alterner les points de vue de plusieurs personnages employés par la société, sous des statuts et à des échelons divers. Efficace.
Nous suivons donc, depuis le haut de la tour, Gérard Gaillac (PDG redoutable : "Ne me considérez pas comme votre chef, mais comme un ami qui a toujours raison..."), sa maîtresse Aude Bisulli (directrice de la communication), Pierre Schneider (directeur des ressources humaines, ex-Sciences Po), Jessica Butler (directrice du marketing très conditionnée par sa culture américaine).
Puis plus bas dans les étages : Jean-Paul Delgado (ex-HEC, responsable à 35 ans du département marketing opérationnel), Anne (son assistante en contrat d'interim), Marc Baquiast (technicien d'exploitation dans une société informatique sous-traitante de MMS).
Enfin, l'homme clé de l'histoire, c'est Thomas Purcey, 37 ans, non-voyant et cadre du service marketing opérationnel embauché depuis trois ans. Une sorte de "Tirésias des temps modernes" qui pressent les événements importants. Son extraordinaire (et paradoxale) acuité, lui permet de percevoir et d'analyser les signes de changement que les autres ignorent.
Au-delà de leur univers professionnel, les personnages sont évoqués dans leur dimension personnelle. L'auteur saisit ainsi l'occasion de nous montrer à quel point les préoccupations liées au travail se sont désormais infiltrées dans tous les compartiments de la vie intime.
La sphère privée est grignotée par le stress et par les moyens de communication modernes qui exigent une réactivité permanente. A-t-on le choix de le refuser ? Quel que soit son grade, chacun s'échine avant tout à préserver son emploi. "Les cadres, désormais simples roues dans l'engrenage, n'échappaient plus aux vagues de licenciements. Le système, devenu fou, se nourrissait de ses propres enfants."
La résistance s'organise comme elle peut, entre mouvements collectifs et initiatives personnelles, mais les marges de manœuvre restent faibles : "la morale sociale n'avait plus qu'un lointain rapport avec le management moderne d'une entreprise. Ne pas appliquer les règles du libéralisme et on s'excluait du jeu soi-même. Ne pas être au top de la profitabilité et les concurrents en meute vous désossaient sur place." Même les relations entre direction et syndicats sont désormais extrêmement codifiées, sur fond de controverses juridiques.
Si Vingt-sixième étage est "une fiction sans rapport avec des personnes, des lieux ou des faits réels", l'approche romanesque n'en est pas moins percutante. Le roman dresse le tableau d'une économie mondialisée dans laquelle l'individu n'est qu'une variable exploitable (et ajustable) à loisir.
Le livre a aussi le mérite d'interroger sur les limites d'un système dont a disparu l'imaginaire moteur : "L'imaginaire moteur, c'est ce qui fait marcher un groupe humain, c'est ce qu'on sent d'une collectivité quand on en est membre. Chaque personne va s'identifier à l'organisation, être fière d'y appartenir, prendre plaisir au travail, éprouver sa capacité de créer, bref, figurer sur la photo avec les autres."
Un management à visage plus humain, tel qu'il est déployé dans certaines entreprises, ne peut-il pas avoir aussi des répercussions positives en termes de productivité économique ? Car à force d'exalter la compétition et l'individualisme, d'altérer la motivation par le morcellement du travail, d'exiger toujours davantage des salariés qu'ils dépassent leurs limites sans contrepartie, le système pourrait bien un jour s'effondrer sur lui-même.
Vingt-sixième étage a été sélectionné pour le Prix du Roman d'Entreprise 2014 et a reçu le Prix Handi-Livres 2014
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