Guillaume de Fonclare a l'art de dialoguer avec les ombres. Celles des soldats de la Grande Guerre qu'il côtoyait en tant que directeur de l'Historial de Péronne, dans son premier livre paru en 2010 : Dans ma peau (Ed. Stock). Celle de son meilleur ami Serge, dont il évoquait le suicide avec l'admirable Dans tes pas (Ed. Stock). Le voici à présent qui dialogue avec celle - ô combien lumineuse - de l'écrivain et poète Joë Bousquet, mort à Carcassonne en 1950.
Jeudi 20 novembre 2014 , lorsqu'il présente son troisième livre Joë (Ed. Stock) à la librairie Martelle d'Amiens (80), Guillaume de Fonclare décrit sa rencontre avec l'écrivain comme "l'un des nombreux hasards heureux qui ont émaillé son existence". À double titre. En Bousquet, il a découvert à la fois un auteur injustement oublié, qui compta parmi les grands, et un homme privé de l'usage libre de son corps par une blessure de guerre. Devenu lui-même écrivain après avoir dû quitter ses fonctions ("La maladie m'a volé mon corps", écrit-il) , Guillaume de Fonclare est interpellé par ce destin.
"Je ne suis pas un biographe, et je n'ai pas cherché à l'être ; je voulais simplement découvrir comment vous aviez réussi ce tour de force de continuer à vivre en dépit de toutes les entraves que vous a imposées le destin." Pour s'approcher du poète, il se rend à Carcassonne et Villalier, où Bousquet a vécu, s'immerge dans une œuvre "étrange et pas facile". Il faut dire que Joë Bousquet consomme de l'opium et de la cocaïne pour soulager ses douleurs, et pratique l'écriture automatique chère aux surréalistes.
Entre les deux, le dialogue se tisse. Exit le tutoiement qu'il employait dans son deuxième livre pour s'adresser à l'ami Serge, Guillaume de Fonclare vouvoie Joë Bousquet, frère de souffrance de l'autre siècle. Imprégné de cette relation humaine et littéraire, notre auteur avoue : "j'avais l'impression quand j'écrivais certains passages, que j'allais recevoir une réponse."
Dès sa venue au monde en 1897, Joseph Bousquet (que ses amis appelleront Joe) défie la mort et ne doit sa survie qu'à la ténacité de la sage-femme. En grandissant, il se révèle indomptable. Épris de liberté, flirtant avec le danger et les interdits, courant les femmes, brûlant sa vie, impatient d'en découdre à la guerre qu'il considère "comme un gigantesque jeu en plein air".
Au combat dès 1917, son ardeur ne faiblit pas ; il devient l'un des meilleurs officiers de sa compagnie et "le spécialiste des missions difficiles". Le véritable amour qu'il éprouve bientôt pour Marthe ne lui ôte pas la peur de lui sacrifier sa liberté. Le 27 mai 1918, au-dessus de Vailly, dans l'Aisne, le lieutenant Bousquet s'expose aux tirs ennemis, au mépris de toute forme de prudence. Une balle l'atteint en plein thorax, déchirant ses poumons. "C'en est fini, pensez-vous, alors que tout ne fait que commencer."
Après six années d'une errance diagnostique que Guillaume de Fonclare connaît bien (Cf. Dans ma peau, Ed. Stock), Joseph qui a tout accepté dans l'espoir de guérir, prend finalement la résolution de s'enfermer dans une chambre où il va "recréer un univers à sa mesure", 53 rue de Verdun à Carcassonne. "Désormais, c'est vous qui décidez à quel moment l'extérieur s'immiscera à l'intérieur".
Bousquet lit beaucoup, jette des impressions dans des carnets, entretient des correspondances et devient écrivain sans même s'en rendre compte. Il collabore à des revues, étend son réseau de connaissances et, au fil des rencontres, prend sa place dans la vie littéraire de son temps. En 1924, il fait partie des signataires du premier Manifeste du surréalisme d'André Breton aux côtés d'Aragon, Artaud, Éluard, Desnos... Éloigné de Paris, il est libre, affranchi des carcans idéologiques.
Sa vie amoureuse, charnelle, sensuelle se poursuit intensément. Le livre évoque ses relations avec poésie et finesse, quand "l'alchimie a opéré, et le plomb est d'or." Paradoxalement, perdre la moitié de son corps a fait de Bousquet un homme accompli.
En 1928, lorsqu'il rencontre le peintre allemand Max Ernst, leur amitié est immédiate et profonde : "vous avez le pressentiment que la conjonction de vos vies dépasse les possibilités du hasard et de la statistique." Un jour, évoquant leurs souvenirs de guerre, les deux hommes s'aperçoivent qu'ils étaient face à face le 27 mai 1918. "Incroyable coïncidence", la balle qui a foudroyé Joë Bousquet pourrait être sortie du canon de Max Ernst... "Qu'est-ce qui manipule ainsi le destin des hommes ?"
Avec sa maîtrise habituelle, l'écrivain navigue entre le passé et le présent, l'intime et l'universel, les autres et lui-même... Et à la fin, lorsque tombe le dernier mot de la toute dernière phrase, le livre a dit tout ce qu'il fallait dire.
À la lueur d'un destin singulier, Joë rappelle que dans l'épreuve, le salut consiste sans doute à accepter de se dépouiller de ce que l'on était, de ce que la vie même était auparavant, pour simplement continuer. Et renaître à autre chose, peu à peu, qui vaille aussi la peine d'être vécu.
"il y a tout ce que l'on ne peut pas faire, tout ce que l'on ne peut plus faire. Mais si l'esprit demeure, si la force d'inventer est intacte, on peut vivre, vivre vraiment, intensément, et espérer le bonheur."
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