Lors du 4e Festival de Poésie de Creil, j'ai eu l'honneur d'animer un hommage à Gilbert Desmée, poète et essayiste qui nous a quittés en août 2014, en compagnie de son épouse Maria Desmée, plasticienne et poète avec laquelle il résidait à Roisel (80).
Auteur d'une dizaine de recueils de poèmes et de plusieurs essais, Gilbert fut le fondateur et directeur de la revue Sapriphage (38 numéros entre 1988 et 2000). Plus de 400 auteurs y ont publié des textes inédits parmi lesquels Gao Xingjian (Prix Nobel de littérature 2000). À l'image de son fondateur, cette revue ouverte sur le monde avait pour ambition de promouvoir la création poétique de tous les continents.
Gilbert Desmée avait des responsabilités au sein de l’Association des Écrivains en Picardie, du CR2L, du Centre International Jules Verne... Il était également un grand pédagogue animant des ateliers pour tous les publics et un poète réagissant vivement à ce qui l'entourait. Ainsi s'alarmait-il du conflit israelo-palestinien dans Partition (Ed. Rencontres, 2007) ou de l'état de notre société dans D'espoirs en désespoir (Ed. Corpus, 2011) : "au sarkoland s'est ouvert le cirque de l'omniprésence où la culture doit répondre au goût du plus grand nombre et surtout ne pas élever l'esprit."
L'oeuvre de Gilbert témoigne largement de son sens aigu de la musique ("Quel est ce chant d'intrigue caressant le silence à peine retrouvé ça cling clang brinquebalant un cahin-caha mystérieux en la poudreuse fraîche mémoire d'intrusion de sons en la tranquillité gagnée d'arrache-pied" - D'espoirs en désespoir) et de son goût pour les arts plastiques. Il a écrit un essai intitulé Observation d’une œuvre d’art (Ed. Écrits de Buc, 2002) et plusieurs livres d'artiste comme Seul le geste serait fécond avec la graveuse tchèque Martina Drinek (Éd. Drinek, 1997).
Pour cet hommage, Maria Desmée avait souhaité que nous lisions ensemble en écho des corps d'écriture (Ed. l'arbre à paroles - Coll. Traverses, 1995), texte fondateur sur l'acte d'écrire. Cet ouvrage qui fut traduit en anglais illustre bien la conception du langage et de la création de Gilbert Desmée qui écrivait au sujet des mots : "Corps d'écriture, ils glissent, dérapent parfois, se déconstruisent ou s'amalgament formant musique aux yeux. Entendus, ils participent à l'errance de l'éditeur qui crée autre chose." (Sapriphage, éditorial, 1996)
Empreint d'une grande sensualité ("le regard s'étend jusqu’au sexe de l’aube scandée") comme souvent les poèmes de Gilbert Desmée, en écho des corps d'écriture entretient une part de mystère, élargit sans relâche le champ des possibles : "Le monde s'évapore / reste l'obscur / pour retrouver le désir / L'émotion à travers les fables / des signes des formes / force de l'énigme." Le poète laisse au lecteur la liberté de ressentir, d'interpréter à sa guise, de trouver son chemin...
Après cette lecture qui nous a fait entendre la voix de Gilbert Desmée décédé lors d'un séjour à Westlake aux États-Unis, c'est celle d'un autre poète, son ami Jean-Louis Rambour, que nous avons écoutée pour finir cet hommage.
"Quand il est midi à Roisel
il est six heures à Westlake ou à peu près.
“Westlake, Ohio, the perfect place to live,
learn, work and play”, disent-ils.
Sauf que là-bas, le jour ne se lève plus.
A six heures, midi, quel que soit le décalage.
C’est d’un noir, d’un froid ces bords du lac Erié, d’un triste.
Rien, rigoureusement rien, pas un oiseau,
pas une fille ramant sur Chagrin River,
pas un air de rock, de jazz, une note de vent,
quelque chose de Bartok, d’Enescu,
un joli quintette, par exemple, comme en aime Maria,
pas un souffle de bouche de métro,
une sirène de camion de pompiers américains,
ni le bruit des pommes de terre sautées dans la poêle,
de la dinde sortant du four en grésillant,
du steak se recroquevillant sur feu vif,
du parfum frais de la ciboulette, pas un sein
une jambe, un entrejambe, ni un rubis, une opale
une aigue-marine, une serpentine, rien, la mort
c’est RIEN de RIEN, surtout pas un seul mot, pas
un seul coup de gueule, pas de temps qui passe, traîne,
d’horaire à prendre en note. Dans la mort
on n’est plus pressé, on n’est pas en retard. On
n’est pas, point c’est tout. Pas compliqué.
Nous les vivants, on se regarde, ils me
regardent, je suis vivant, nous le sommes, on peut
lever notre poing fermé, se gratter le front,
sentir dans sa poitrine sa petite douleur à soi,
prendre un poème de Gilbert, le lire, ne pas le lire,
découper chaque mot aux ciseaux, les lancer en l’air,
tiens, ils retombent en formant les mêmes phrases,
mêmes idées, mêmes amours, les mots
ont la tête dure, quand ils affirment quelque chose,
il faut les écouter, j’allais dire « leur obéir » et il faut
préparer, rouler en bouche et cracher comme pépins de raisin
ceux qui empêchent de mourir, à Westlake ou ailleurs,
répéter le mot « vie », « nous sommes vivants »,
« nous sommes vivants » ! Gilbert, nous vivons !
Et je vois tes grandes mains battre cette mesure." Jean-Louis Rambour