Vendredi 10 septembre 2015, le photographe amiénois Sylvain Bouture dédicaçait son premier livre 1914-1918, Picardie, l'impossible oubli, nouveauté des éditions de la Librairie du Labyrinthe où se tenait la rencontre.
Cet ouvrage, qui associe photographies en noir et blanc et textes courts en trois langues (français, anglais, allemand), propose une déambulation en Picardie dans quelque 36 cimetières militaires de diverses nationalités.
"Ils savaient, on les avait avertis. Ils devaient attirer sur eux le feu des mitrailleuses ennemies, les occuper un instant. Au moment de sortir de la tranchée, j'ai vu que les yeux de plusieurs étaient emplis de larmes. Elles coulaient sur leurs joues et ils ne les cachaient point. Ils aimaient leurs enfants, ces poilus ! Au signal, ils sont tous partis, tous sans une hésitation, vers la mort..." (Paul Fiolle, chirurgien du front, mort en 1916 dans la Somme).
C'est lors d'une rencontre fortuite, au moment des inondations de la Somme en 2001, que Sylvain Bouture, saisi par l'image d'un arbre "venant sur les stèles comme une main protectrice", a commencé à s'intéresser aux cimetières. Ses photographies sont organisées en une trentaine de triptyques qui symbolisent chacun : la mort (via les tombes), le souvenir (via une silhouette de femme en robe blanche) et l'oubli (via la nature reprenant ses droits).
"Je souhaitais depuis longtemps publier un livre sur la guerre 14-18, explique Philippe Leleux, libraire-éditeur. Mais je ne voulais pas faire quelque chose qui ait déjà été vu cent fois. Sylvain m'a apporté un projet intelligent."
Les deux hommes ont choisi ensemble des extraits de textes qui puissent s'inscrire en résonance avec les images. Pour donner voix aux poilus ensevelis sous la plaine picarde, ils en ont puisé l'essentiel dans l'Anthologie des écrivains morts à la guerre (1914-1918) en cinq volumes, publiée à Amiens en 1924 par Edgar Malfère (libraire-éditeur lui aussi).
Beaucoup des auteurs cités, souvent inconnus, sont morts ou nés en Picardie. Les choix sont cohérents et la lecture poignante. À chaque page, quelques phrases semées en trois langues disent ainsi l'horreur de combattre, ou la souffrance de vivre à l'arrière...
"Depuis que maman est morte, je ne t'ai point revu. Tu y retournera après, à la guerre, si tu veut, mais faut venir me cherché et me mettre chez les soeurs. Si tu viens pas, je me noirai dans la mare, j'ai trop de malheur, mon petit papa, je t'assure ; et j'ai trop faim." (Ginette, enfant inconnue, Lettre à son père mort au front dans Lettres à des morts)
"Je n'ai vraiment pris conscience de ces cimetières qu'en quittant la Picardie, et en constatant leur absence dans les autres régions", souligne Sylvain Bouture. Les enfants d'une terre labourée par les guerres, habitués aux étendues hérissées de croix blanches, finissent par ne plus y penser. Le cimetière appartient au paysage.
Avec 1914-1918, Picardie, l'impossible oubli, le photographe nous offre un temps d'arrêt, d'une saison et d'une lumière à l'autre, à la (re)découverte de ces "jardins" où reposent tellement d'âmes. Beauté, émotion, souvenir... Une nouvelle pierre à l'édifice de la mémoire.
"Qui de nous vivra ce soir ? / Et si je dois tomber, est-ce dans l'herbe haute / De ces prés, sur la route, au pied de cette côte ? / Ailleurs, en quelque champ que je n'ai jamais vu ?" (Charles Troufleau, 1878-1916, né à Clermont-de-l'Oise)
Sylvain Bouture sera au Salon du Livre d'Albert (80) les 17 et 18 octobre 2015 et ses photos exposées au Théâtre du Jeu de Paume.