L'Abbaye royale de Saint-Riquier (80), labellisée Centre Culturel de Rencontre en 2014, organisait samedi 7 novembre 2015, sous le Haut Patronage de François Hollande, un hommage à Nithard (800 - 844/845), petit-fils de Charlemagne, Comte-Abbé de Saint-Riquier et premier auteur d'un texte en langue française.
Fils d'Angilbert (lui-même Comte-Abbé de Saint-Riquier de 789 à 814) et de Berthe, la fille de Charlemagne, Nithard fut un brillant diplomate, homme d'État de premier plan, conseiller de Charles le Chauve. Ses ossements, découverts en 1989 lors de fouilles dans l'Abbatiale, ont été égarés puis finalement retrouvés en 2011 dans les combles abandonnés de l'Abbaye par Anne Potié, sa directrice.
Dans sa conférence enthousiaste, Du français en 842 ? L’audace de Nithard, le linguiste Bernard Cerquiglini, Recteur de l'Agence universitaire de la Francophonie (jusqu'au 8 décembre prochain) et auteur de La naissance du français (Ed. PUF, 2013) a rappelé les circonstances dans lesquelles le premier texte rédigé en français a vu le jour.
À la mort de Louis le Pieux (778 - 840), unique héritier de Charlemagne, ses trois fils - cousins germains de Nithard - se disputent l'Empire d'Occident. Louis le Germanique et Charles le Chauve font alliance contre leur aîné, Lothaire. Battu à la Bataille de Fontenoy-en-Puisaye le 25 juin 841, celui-ci doit renoncer à ses ambitions. L'Empire carolingien sera partagé en trois royaumes, selon les frontières linguistiques. "Du pur génie !", d'après le conférencier.
Le 14 février 842, Louis le Germanique et Charles le Chauve scellent leur entente lors des Serments de Strasbourg qui n'ont pas été conservés dans leur version originale. Mais Nithard est présent et rapporte cet épisode dans son Histoire des fils de Louis le Pieux (Les Belles Lettres, Édition et traduction de Philippe Lauer, revues par Sophie Glansdorff) rédigée entre 841 et 843.
De manière très symbolique, chacun des deux frères s'exprime dans la langue de l'autre. Louis en langue romane, et Charles en langue tudesque. Le latin consacrait l'unité de l'empire, les langues dites vulgaires symbolisent la dualité des royaumes fraternels. En août 843, le Traité de Verdun entérine le partage définitif de l'empire entre les trois frères.
L'audace de Nithard ? Au IXe siècle, le français est une forme abâtardie du latin. Il n'est pas question alors d'écrire dans cette langue romane. "Écrire au IXe siècle, c'est écrire en latin", insiste Bernard Cerquiglini. Or, à l'intérieur de son texte en latin, Nithard ose reproduire les serments dans les langues que les deux frères ont utilisées.
"La naissance du français est un acte politique" auquel Nithard donne un caractère légitime. Pour le linguiste, "ce n'est pas un hasard si on a crée la francophonie. La langue française est à la francophonie ce que la Reine d'Angleterre est au Commonwealth !" Voici donc Nithard élevé au rang de "père de la francophonie" !
Au-delà de leur intérêt linguistique et politique, les écrits du diplomate présentent de réelles qualités littéraires selon Bernard Cerquiglini qui conclut ainsi : "Voilà pourquoi je suis persuadé que Nithard est le premier écrivain de langue française."
Après la conférence, l'hommage se poursuivait dans la majestueuse Abbatiale avec le spectacle Vie et Mort de Nithard - une Performance de Ténèbres crée lors d'une résidence par l'écrivain Pascal Quignard (Grand Prix du roman de l'Académie française, Prix Goncourt) et le chorégraphe Luc Petton, avec sa compagnie Le Guetteur.
Dans l'Abbatiale encore obscure, le temps paraît suspendu lorsque Pascal Quignard entame la lecture de son texte qui revient avec poésie sur les grands moments de la vie de Nithard jusqu'à sa mort violente, le crâne fendu lors d'une bataille. Le saxophone de Xavier Rosselle entre en scène, solennel. Puis les danseurs de la compagnie auxquels se joint une buse de Harris, dont les bruissements d'ailes ont l'air de déchirer le silence.
Le mouvement des corps qui se déploient entre joutes, danses macabres et instants de grâce, semble donner chair au texte qui fait revivre l'esprit de l'illustre Nithard. À l'issue du spectacle, rendez-vous est donné sur le parvis de l'Abbaye pour le dévoilement du cénotaphe où quelques mots de Quignard (dont le grand-père est enterré à Saint-Riquier où il fut jardinier) sont gravés, à l'endroit même où Nithard avait choisi de reposer.
La journée-hommage du 7 novembre marquait enfin la signature d'une convention cadre entre l'Abbaye et l'Agence pour le Picard, ainsi que le lancement officiel du Prix Nithard. Doté de 3000 €, il sera attribué chaque année en avril à l'auteur d'un ouvrage consacré à la littérature et l'histoire.
Son lauréat pourra être invité en résidence à l'Abbaye royale, désormais Centre Culturel de Rencontre dédié à toutes les écritures à l'ère du numérique. Dans la continuité d'une histoire riche et passionnante, l'abbaye, trésor de notre patrimoine, affirme son renouveau à travers un projet cohérent, dans une démarche partenariale qu'il convient de saluer.