Du 2 au 7 décembre 2015, c'est un salon du livre et de la presse jeunesse "pas comme les autres" qui s'est déroulé à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, sur le thème "Pour de faux, pour de vrai." Après les attentats du 13 novembre, et l'état d'urgence décrété sur tout le territoire, il fallait de l'audace et un certain courage pour maintenir l'événement alors que le Ministère de l'Éducation nationale avait décidé d'annuler toutes les sorties scolaires, poumon de la manifestation. Quatre éditeurs (sur les 452 présents) ont d'ailleurs annoncé qu'ils jetaient l'éponge : Larousse, Naïve, XO et Univers de Poche.
Sylvie Vassallo, directrice du Salon, a fait le choix de la résistance et s'en est expliquée dans une tribune publiée par le journal Libération du 18 novembre : "Dans une situation d’une telle gravité, il est d’autant plus nécessaire d’en appeler à l’intelligence et à la culture. Ni naïveté ni angélisme dans ce point de vue. Mais plutôt une expérience, celle du Salon du livre et de la presse jeunesse. Cet événement, tout entier dédié à la rencontre avec la création contemporaine, atteste de la pertinence de la littérature pour faire reculer l’obscurantisme. Parce qu’elle ouvre au rêve, à l’imaginaire tout autant qu’à la compréhension du monde et à l’esprit critique."
Le salon s'est donc tenu à Montreuil sous mesures de sécurité renforcées et selon une programmation réaménagée. Certaines rencontres avec les auteurs ont été délocalisées dans les classes pour les scolaires qui ne pouvaient pas se déplacer. Jeudi 3 et vendredi 4, les équipes du salon ont fait l'acquisition d'ouvrages à redistribuer aux élèves absents, grâce aux 12 000 chèques lire d'une valeur de 8 € offerts par les institutions partenaires. Les éditeurs ont aussi proposé des tables thématiques en lien avec les événements tragiques de 2015. Pour réfléchir à hauteur d'enfant et tenter de mieux appréhender les choses.
Malgré une atmosphère inhabituelle (moins de monde, moins de cris, moins de rires), des débats de qualité ont eu lieu, comme toujours à Montreuil. L'enseignant, médiateur numérique et chroniqueur Romain Gallissot s'est ainsi entretenu avec Mélanie Rutten (Les sauvages, Ed. MéMo), Julia Woignier (La forêt invisible, Ed. MéMo) et Audrey Spiry (Tempête, Ed. Sarbacane) sur le thème "Rêve, réalité et enfance".
Mélanie Rutten considère que "les enfants se moquent de savoir si une histoire appartient au rêve ou à la réalité, contrairement aux adultes". Julia Woignier, nourrie aux contes populaires dans sa jeunesse, attend du lecteur qu'il donne sa propre interprétation de l'histoire de La Forêt invisible : "C'est une traversée. Mes personnages ne savent pas ce qu'ils vont trouver. Passent-ils du réel au cauchemar ? Au lecteur de juger."
Selon Audrey Spiry, dont l'ouvrage décrit une fête d'anniversaire qui bascule dans une folie douce : "le livre est une expérience intime qui permet des allers-retours entre rêve et réalité. Ce qui me reste de mon enfance, ce sont surtout les choses qui m'ont parues étranges ou effrayantes. L'aventure est une source formidable d'émotions."
Comment créer des images qui fassent rêver le lecteur ? "La troisième dimension fabuleuse en littérature, c'est ce qu'elle créé en nous. Mais il n'y a pas de mode d'emploi, juste le langage entre texte et image. Mon baromètre, c'est le plaisir. Montrer tous les rapports possibles au monde, c'est cela faire rêver" constate Mélanie Rutten.
Autre table ronde intéressante animée par Lisa Bienvenu (et en présence de scolaires !) : "Illustrer les classiques" avec Maurizio Quarello (L'appel de la forêt, texte de Jack London, Ed. Sarbacane), Régis Lejonc (Peter Pan, texte de J.M. Barrie, Ed. Gautier-Languereau) et Jérémie Almanza (Pinocchio, texte de Collodi, Ed. Soleil).
L'Italien Maurizio Quarello souligne que chaque adaptation de classique correspond à un moment important de sa vie : "ces textes sont très beaux à lire, on a donc envie de leur donner une autre vie ; cela passe par le dessin." Régis Lejonc explique qu'en lisant le Peter Pan de J.M. Barrie écrit il y a 104 ans, il a découvert une histoire bien plus puissante que ce qu'il imaginait, plus cruelle que la version de Disney. "Un livre toujours fort et juste aujourd'hui. C'est un classique, une histoire qui a déjà fait ses preuves. Ce n'est pas un hasard s'il a traversé le temps."
Pour Jérémie Almanza qui s'est attaqué à Pinocchio, "le défi avec un texte aussi génial, c'est de lui trouver une interprétation qui n'a pas encore été faite. J'ai ressenti une certaine fierté, je me suis senti plus impliqué et j'ai pensé que c'était un privilège que des gens qui ne l'avaient pas lu puissent découvrir ce roman."
Côté exposition, Wonderland, la logique du rêve, mettait à l'honneur, à l'occasion de ses 150 ans, le mythique Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll (1865), en lien avec le thème du salon et la place occupée par l'imaginaire dans la littérature jeunesse.
L'opportunité de confronter, dans un espace à forte connotation onirique (avec installation multimédia et réalité augmentée) les visions de Rebecca Dautremer, Chiara Carrer, Anthony Browne, Benjamin Lacombe et Gilles Bachelet. Le roman de Carroll est depuis toujours un formidable stimulant pour l'imagination des créateurs comme pour celle des lecteurs. Ce parcours jubilatoire au sein de leurs univers artistiques en témoignait fort bien.
La littérature jeunesse est à la croisée des genres comme en attestent les ouvrages sélectionnés pour Les Pépites remises sur le salon. Elle est typiquement, en matière de livre, le lieu de l'interdisciplinarité : roman, conte, illustration, dessin, musique, graphisme, numérique, photographie, poésie... s'y côtoient joyeusement, pour le plaisir des jeunes (et moins jeunes) lecteurs.
La vitalité du secteur jeunesse ne se dément pas. Alors que le revenu net global de l’édition a baissé de 1,3 % en 2014, l’édition jeunesse a connu une croissance de son chiffre d’affaires de 4,3 %, soit plus de 357 millions d'euros pour 87 millions d’exemplaires vendus (+ 0,6 % par rapport à 2013).
Au final, plus de 139 000 visiteurs (contre 160 000 en 2014) se sont tout de même pressés à la 31e édition du Salon du Livre et de la Presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, devenu la référence du genre en Europe. Un chiffre dont les organisateurs ont toutes les raisons d'être fiers. La lecture reste un outil puissant de lutte contre l'obscurantisme.
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