Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard, respectivement psychiatre, philosophe et moine bouddhiste, sont avant tout "des amis dans le bien", comme ils se définissent eux-mêmes. C'est ce qui a présidé à leur désir de se retrouver pour écrire Trois amis en quête de sagesse (Ed. L'iconoclaste/Allary Ed.), le fruit d'une longue conversation menée pendant une quinzaine de jours dans une maison au coeur de la forêt, en Dordogne.
Le 13 janvier 2016, jour de la sortie du livre, les trois hommes donnaient une conférence afin d'expliquer leur démarche aux Folies Bergère de Paris, au profit de l’association humanitaire Karuna Shechen, fondée par Matthieu Ricard. Trois amis en quête de sagesse n'est "pas un manuel assénant des leçons, mais un ouvrage parlant de nos convictions et de nos expériences" ont-ils expliqué devant une salle comble.
Il est vrai que leurs parcours ne manquent pas d'interpeler. Alexandre Jollien, "infirme moteur cérébral à perpétuité" parce que son cordon ombilical l'a privé d'oxygène à la naissance, a passé dix-sept années dans un établissement pour personnes handicapées, "école de vie rude et formidable". "De cette vie en institution, j'ai retenu l'émerveillement face au monde, dit-il, et la nécessité de toujours se mettre en route."
À l'adolescence, il se prend de passion pour la philosophie qui l'invite "à vivre meilleur plutôt qu'à vivre mieux." Son premier livre, Éloge de la faiblesse (Ed. du Cerf, 1999), reçoit le prix Mottart de l'Académie française. Alexandre se réclame autant du christianisme que du bouddhisme. Sa pratique spirituelle l'a conduit avec sa femme et ses trois enfants à Séoul, en Corée où il pratique la méditation chaque jour.
Christophe André, qui se considère comme "un anxieux très apte au malheur", est devenu auteur pour prolonger sa vocation de soignant. Il est psychiatre dans le service hospitalo-universitaire de l'hôpital Sainte-Anne à Paris. Il y dirige une unité de thérapie comportementale et cognitive spécialisée dans le traitement des troubles anxieux et phobiques. C'est la lecture de Freud, puis sa rencontre avec le psychiatre humaniste Lucien Millet qui lui ont donné envie de faire ce métier. "Pouvoir aider, consoler me mettait dans un état de grand bonheur", avoue-t-il. Il est marié et père de trois filles.
Matthieu Ricard a d'abord envisagé d'être chirurgien avant de s'orienter vers la recherche en biologie. Alors qu'il prépare une thèse sur la division cellulaire, à vingt ans, il découvre les films d'Arnaud Desjardins sur les grands maîtres tibétains : "ils me semblaient avoir quelque chose d'exceptionnel par rapport à toutes les personnes que j'avais rencontrées jusqu'alors."
À Darjeeling (Himalaya), il rencontre Kangyour Rinpotché qui devient son maître. Il se partage quelque temps entre l'Institut Pasteur et l'Himalaya avant de choisir de rester là-bas. De 1972 à 1997, s'initiant à la voie bouddhique, il est pratiquement sans contact avec l'Occident. Son premier livre Le moine et le philosophe (Nil Ed.) écrit avec son père Jean-François Revel en 1997, le fait connaître du grand public.
Aujourd'hui encore, ce qui guide les trois hommes, c'est le désir d'être - si possible - utiles à leurs semblables en partageant leurs expériences. "Il faut remettre la sagesse au cœur de nos vies, c'est ce qui éclaire notre vie personnelle et le monde", insiste d'emblée Matthieu Ricard aux Folies Bergère. Mais comment définir la sagesse ?
Christophe André cite le philosophe André Comte-Sponville : "la sagesse, c'
Avec des angles de vue parfois différents, les trois amis sont en accord sur l'essentiel. Et la question de la souffrance est centrale dans leur livre, exactement comme elle l'est dans nos vies. "En tant qu'être humains nous sommes tous des experts de la souffrance" rappelle Christophe André. Aux yeux de Matthieu Ricard, "la souffrance en elle-même est totalement indésirable, mais elle va se produire. Alors, qu'est-ce que qu'on en fait ?"
Pour nos auteurs, le moyen de rémédier à la souffrance qui naît de manière objective lors des inévitables épreuves que la vie nous impose (maladie, deuil d'un proche...) consiste à éviter d'y "greffer tout un fatras émotionnel : les refus, les frustrations, l'insatisfaction...". La bonne nouvelle est que "nos tiraillements sont loin d'être une fatalité."
La notion de progrès est fondamentale dans cette affaire. Philosophe progrediente, Alexandre Jollien pense que "la souffrance n'est pas une ennemie absolue du progrès. C'est ce que l'on fait de la souffrance qui grandit. Chaque minute peut être un progrès, même pour quelqu'un qui va vers la mort." Face à l'adversité, chercher donc à poser des actes plutôt que se figer. Et éviter de s'enfermer sur soi-même. Le philosophe constate en connaissance de cause que "le réflexe qui consiste à se recroqueviller dans la souffrance, accentue celle-ci."
L'altruisme est, au contraire, un recours salvateur. Matthieu Ricard affirme que "l'éloignement de l'autre rend la vie misérable. Tout prend des proportions gigantesques dans la bulle égocentrique et ça ne fonctionne pas." Christophe André explique que les personnes égoïstes sont toujours moins heureuses que les altruistes ; toutes les études le montrent, y compris dans le règne animal.
Pour sortir de la souffrance et s'engager dans l'altruisme, il faut donc se reconnecter à l'autre. D'après le moine bouddhiste, "plus notre esprit s'emplit de bienveillance, moins nos pensées tournent en rond, obsédées par nos propres tracas." Alexandre Jollien, avec l'humour qui le caractérise, déclare que le sommet de l'exercice spirituel, c'est la vie avec un conjoint : "si on fournit une épouse à Matthieu, je suis sûr qu'il fera moins le malin !" s'amuse-t-il. Il s'agit d'accueillir l'autre tel qu'il est, et d'oser l'amour inconditionnel, comme on l'éprouve pour nos enfants.
Durant leur conférence, les trois auteurs ont proposé chacun un temps de méditation à l'assistance. Cette "technique" partagée par les trois amis permet de mieux comprendre comment notre esprit fonctionne, quelles émotions nous envahissent et de quelle façon les "organiser". (Voir aussi le livre du psychiatre Christophe Massin, préfacé par Alexandre Jollien : Souffrir ou aimer : transformer l'émotion (Ed. Odile Jacob).)
Selon Christophe André, "l'objectif de la régulation émotionnelle, c'est de regarder ce qui nous arrive, de faire un choix, de ruminer des émotions positives. Ne pas annuler les émotions, mais réguler les émotions négatives sans amplifier le réel afin d'éviter l'embrasement."
Le conseil est de s'entraîner à l'acceptation (qu'il ne faut pas confondre avec la résignation) au quotidien, y compris devant les infimes soucis de l'existence, pour en prendre l'habitude et avoir moins d'efforts à déployer le jour où, vraiment, il faudra faire face à une grave tempête. "Et souvent, l'acceptation fait le ménage, remarque Christophe André, on arrête de se battre contre des choses vis-à-vis desquelles ont est impuissant, et tout d'un coup, tout ce que l'on portait de bon peut enfin s'exprimer."
Trois amis en quête de sagesse (Ed. L'iconoclaste/Allary Ed.) se présente bien comme "un immense laboratoire spirituel pour explorer [...] les grands chantiers de l'existence". Au fil de chapitres thématiques ("L'égo, ami ou imposteur ?", "Apprendre à vivre avec nos émotions", "L'art de l'écoute", "L'éloge de la simplicité", "Le corps : boulet ou idole ?", "La culpabilité et le pardon"...), le "trio fraternel" échange avant de proposer ses conseils pratiques.
Ni autorité, ni jugement, ni diktat ; le moine, le psychiatre et le philosophe réfléchissent, se questionnent l'un l'autre, enrichissent leur pensée dans "un croisement fécond". Alexandre Jollien a prévenu : "à chacun de trouver un art de vivre, il n'y a pas de recette ni de miracle." Cohérence avec soi-même, bienveillance envers les autres, détachement par rapport au qu'en dira-t-on, prise en compte et acceptation de la réalité... autant de pistes à explorer pour aller mieux.
"Qui a dit que nous devions être parfaits pour accéder à une authentique joie de vivre ?". Selon Alexandre Jollien, "Assumer jour après jour une blessure relève plus du marathon que du sprint. Et l'épuisement ne rôde jamais très loin. D'où une extrême vigilance pour ne pas devenir aigri et amer."
Matthieu Ricard évoque la possiblité rassurante d'une "transformation graduelle" et cite Shantideva, le grand maître bouddhiste du VIIe siècle : "il n'y a pas de grande tâche difficile qui ne puisse être décomposée en petites tâches faciles". C'est bien pas à pas, moment après moment, émotion après émotion... que le chemin s'accomplit.
"Jusqu'à notre dernier souffle, nous avons la possibilité de progresser, de dire oui, même du bout des lèvres, à ce qui arrive." Alexandre Jollien