Les 21es Rendez-vous de la bande dessinée d'Amiens qui se sont déroulés les 3,4 et 5 juin 2016 ont tenu leurs promesses. Portés par l'association On a marché sur la Bulle et ses effectifs motivés, ils ont accueilli un large public, séduit par une programmation dense et ambitieuse. Malgré une conjonction d'éléments perturbateurs (inondations, mouvements de grève, blocages...), les quelque 80 auteurs attendus ont répondu à l'appel.
Après une rencontre/préambule avec Catherine Meurisse que j'ai eu le bonheur d'animer le 19 mai à la Maison de la culture (Cf. reportage de Stanislas Madej et Gérard Payen pour le JT de France 3 ICI), le festival a ouvert ses portes aux 600 scolaires qui ont traditionnellement la primeur des expositions et des rencontres avec les auteurs. Temps fort le jeudi 2 juin avec la remise du Prix des collégiens samariens à Benjamin Renner pour Le Grand méchant renard (Ed. Delcourt) qui fait décidément l'unanimité cette année !
Vendredi 3 juin, les organisateurs m'avaient de nouveau confié l'animation de la Journée professionnelle du festival sur un thème ô combien important : "Pour en finir avec les préjugés sur la bande dessinée". C'est Benoît Peeters, scénariste du cycle culte Les Cités Obscures (dessiné par François Schuiten et publié aux Ed. Casterman), écrivain, théoricien, spécialiste d'Hergé reconnu mondialement, qui a ouvert cette journée. Au fil d'un exposé historique brillant et magnifiquement illustré, il a réduit à néant un premier préjugé concernant les faibles qualités artistiques du médium "bande dessinée" (le terme apparaît pour la première fois en 1949 dans La Nouvelle République).
Le véritable inventeur de la BD, c'est l'auteur suisse Rodolphe Töpffer qui en élabore aussi la première théorie en 1845 (Essai de physiognomonie), conscient que "c'est un genre encore bien nouveau où il y a prodigieusement à moissonner." Sa "littérature en estampes" s'affirme d'emblée comme un langage spécifique, une articulation texte/images originale (Umbero Eco parlera de "fusion"), organisée de manière séquentielle. "Sa forme mixte est cause qu'il échappe à l'analyse", constate Töpffer à propos du medium, non sans une belle intuition.
La bande dessinée connaît une nouvelle naissance aux États-Unis à la fin du XIXe siècle grâce aux parutions dans la presse du Yellow Kid de Richard Felton Outcault puis de Little Nemo in Slumberland de Windsor McCay. Elle entre ainsi dans les foyers et séduit un public familial avec des planches d'une qualité remarquable. L'essor de la création franco belge au XXe siècle s'accompagne d'une transition de la vente en kiosque vers la publication d'albums disponibles en librairie. C'est ce modèle qui va peu à peu s'imposer.
Les auteurs ont montré ces dernières années qu'ils étaient capables de s'emparer de tous les sujets du réel et qu'aucun genre narratif ne leur était défendu. Art Spiegleman en a fait l'implacable démonstration dans son extraordinaire Maus (Ed. Flammarion), Prix Pulitzer 1992. La bande dessinée, devenue "adulte", n'en reste pas moins curieusement associée à l'enfance. "Tenants de la culture dominante, certains éducateurs et certains intellectuels ont agi en censeurs pour maintenir la bande dessinée dans un registre puéril" affirme Benoît Mouchart dans La bande dessinée (Ed. Le cavalier bleu, coll. Idées reçues, 2010).
Directeur éditorial en charge de la bande dessinée chez Casterman (groupe Gallimard-Flammarion) depuis 2013, Benoît Mouchart nous a apporté son éclairage sur un marché qui peine à élargir son public. Le dernier Titeuf de Zep, vendu à 274 000 exemplaires ou Le papyrus de César, 36e opus des aventures d'Astérix le Gaulois et ouvrage le plus vendu en France en 2015 toutes catégories confondues (1,62 million d'exemplaires) masquent une réalité moins florissante.
Dans La bande dessinée au XXIe siècle (Coed. Les Belles Lettres/Archimbaud, 2013), il expliquait que "Les coûts d'une bande dessinée de 48 pages en couleurs ne sont pas amortis sous le seuil des 7000 exemplaires vendus". La plupart des ouvrages publiés par Casterman n'atteignent pas ce niveau de vente aujourd'hui, mais certains succès commerciaux permettent à la maison (qui édite les albums de Tintin, Corto Maltese ou Le Chat de Philippe Geluck), de faire des paris audacieux. Car selon Benoît Mouchart, la découverte et la promotion d'auteurs de talent n'est pas l'apanage des éditeurs dits "alternatifs".
En 2015, d'après le rapport Ratier, 368 éditeurs ont été recensés sur le marché du 9e art mais trois groupes [Media-Participation qui comprend Dargaud, Dupuis et Le Lombard + Delcourt + Glénat] et douze structures éditoriales totalisaient à eux seuls 68,6 % de la production. Pour autant - nouvelle idée reçue battue en brêche - Benoît Mouchart précise que "Le chiffre d'affaires d'une grande maison d'édition française équivaut à celui d'un hypermarché de ville moyenne." Seulement.
Le fait que 5255 livres de BD aient été publiés en 2015, dont 3924 strictes nouveautés, ne signifie pas que le secteur soit lucratif. En particulier pour les auteurs qui ont bien du mal à vivre décemment de leur travail, comme le souligne l'enquête auteurs 2016 des États généraux de la bande dessinée dont Benoît Peeters est le président fondateur. En 2014, 53 % des répondants avaient un revenu inférieur au SMIC annuel brut, dont 36 % en-dessous du seuil de pauvreté.
En termes de reconnaissance du medium, il reste encore du chemin à parcourir. Dans La bande dessinée (Ed. Le cavalier bleu, 2010), Benoît Mouchart résumait la situation : "la bande dessinée reste encore une pratique culturelle minoritaire dont ses lecteurs ne tirent aucun profit symbolique, pour reprendre l'expression du sociologue Pierre Bourdieu." Le 9e art a beau s'inviter dans les musées ou les galeries d'art (est-ce d'ailleurs sa place ?), il manque encore de légitimité auprès du grand public et de soutien de la part des institutions. Un déficit de connaissance de son histoire, et de ses spécificités, explique sans doute ce phénomène.
Le journaliste Jean-Christophe Ogier anime depuis plus de vingt ans une chronique hebdomadaire dédiée à la bande dessinée sur France Info où il a occupé le poste de directeur adjoint chargé de l'antenne. Il dispose de 2mn30' le dimanche pour évoquer une sélection de titres parmi les 650 qu'il lit chaque année (sur 2000 reçus !). S'il a présidé pendant quinze ans l'Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée (ACBD), ce n'est pas son métier qui l'a conduit au 9e art, mais bien une passion née dans l'enfance. Véritable pionnier, il a pu noter une évolution dans le traitement médiatique de la bande dessinée et reconnaît aujourd'hui que certains de ses confrères ont du talent lorsqu'il s'agit d'évoquer cet "objet culturel non identifié" (selon l'expression du théoricien Thierry Groensteen, dans un livre paru en 2006 chez Actes Sud).
Pour autant, en dehors de la fin janvier où se tient le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême, le nombre d'articles ou émissions consacrés à la BD est encore limité. À cet égard, la télévision est d'ailleurs le plus mauvais élève. Le traitement du 9e art dans les médias tient surtout à une poignée de journalistes militants... qui ne sont pas motivés par l'appât du gain (la rémunération de Jean-Christophe Ogier est symbolique pour sa chronique sur France Info).
Le paradoxe est de taille si l'on songe que c'est la presse qui a contribué à l'essor et à la popularisation du 9e art (l'expression revient au critique et historien du cinéma Claude Beylie dans un article de 1964)... La légitimation de la bande dessinée est en marche, certes, mais la bataille est loin d'être gagnée (Cf. reportage de Stanislas Madej et Gérard Payen pour le JT de France 3 ICI).
S'il fallait encore montrer après cette journée que la bande dessinée était un art qui brille à la fois par sa richesse patrimoniale et par la qualité de sa création contemporaine, la suite du festival d'Amiens a servi ce dessein. Fait exceptionnel, Jeff Smith, l'auteur américain de la célèbre série Bone (Ed. Delcourt) a ainsi accepté d'exposer ses planches originales et longuement commenté son travail. L'univers "Fantômastique" de la Québécoise Julie Rocheleau, qui réalisait l'affiche de ce festival, a aussi été mis en valeur dans une belle exposition rehaussée par une reproduction grandeur nature du bandit masqué. Une création impressionnante du sculpteur amiénois Ulrick dont le talent s'affirme d'année en année.
L'Anglais Dave McKean a proposé à la Maison de la Culture d'Amiens deux représentations de son spectacle Black Dog – Les rêves de Paul Nash, une stupéfiante performance littéraire, graphique et musicale ; immersion dans l'univers et l'esprit du peintre de guerre décédé en 1946. Dave McKean est un artiste d'exception. Réalisé en quelques mois, son roman graphique explore des styles et des influences multiples, au service d'une narration de rare intensité. Entre cauchemars d'enfance, traumatisme de guerre, réflexion sur la place de l'artiste dans la nature ou le tumulte du monde, l'album Black Dog : The dreams of Paul Nash est de ceux qui donnent à la bande dessinée ses lettres de noblesse. Il sortira le 5 octobre 2016 aux éditions Dark Horse. Le projet n'a pas encore trouvé d'éditeur en France.
De Cape et de crocs (Ed. Delcourt), la série épique en dix tomes d'Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, qui ose l'alexandrin dans un XVIIe siècle fantasmé, était également à l'honneur dans une grande exposition sur le festival. Le CaBaRet GraBuge, compagnie d'étudiants de la Faculté des arts portée par le metteur en scène Fred Egginton, a livré une interprétation drôle et enlevée de L'impromptu écrit en marge du tome 4 de la saga. Une bouffée d'air frais qui a conquis le public.
Pendant ces 21es Rendez-vous, j'ai eu le plaisir d'animer la rencontre avec l'auteur belge Benoît Féroumont dans l'exposition jeunesse dédiée à sa série Le Royaume : six albums parus depuis 2009 aux éditions Dupuis (et en prépublication dans le magazine Spirou). Il y fait vivre une quinzaine de personnages à l'époque médiévale, dans un petit pays paisible "oublié par ses puissants voisins et leurs guerres incessantes". À travers leurs aventures rythmées et hilarantes, l'auteur (qui travaille aussi dans l'animation) s'amuse à détourner les codes du conte de fées traditionnel et à transposer au Moyen-Âge des situations de la vie d'aujourd'hui. L'ensemble est savoureux.
Guy de La Motte Saint-Pierre, longtemps président d'On a marché sur la Bulle, a réussi son pari en inventant une exposition déambulatoire autour de l'Amiénois Régis Hautière et du métier de scénariste de bande dessinée. Des panneaux répartis dans divers lieux comme autant de jalons qui conduisaient finalement à l'auteur, un livret illustré par ses amis et collaborateurs dessinateurs, et une rencontre-débat pour présenter son travail : le concept a remporté l'adhésion du public.
Autres Amiénois que l'on a toujours plaisir à retrouver pendant le festival, les membres de La hutte du déhu, association issue du Diplôme Universitaire "Créations de bande dessinée" né à l'UPJV en 2013. Autour de son président David Périmony, le collectif valorise la production locale (émergente ou confirmée) et le patrimoine à travers sa revue La niche du déhu. Avec le soutien de grands noms comme Edmond Baudoin ou Benjamin Lacombe, rien que cela.
Les carnets de la Hutte, objet de belle facture qui alterne récits fictifs, théorie sur le medium, pages d'illustrations, entretiens, journal de voyage... est une "tribune aux créateurs d'image" dont on ne peut que saluer la créativité. La hutte du déhu est en outre partie prenante du projet de revue trimestrielle de bande dessinée picarde Pierre Papier Chicon.
Cette année encore, je coordonnais l'équipe de Bulldog, association audiovisuelle basée à Amiens qui réalise la télévision du festival. Annonce des événements en amont sur les écrans, organisation des tournages pendant les nombreux temps forts et diffusion des sujets montés, autant de missions qui permettent, aussi, de faire vivre les Rendez-vous de la bande dessinée d'Amiens. La totalité des reportages est à voir ICI. Et comme il faut bien interrompre cet article qui ne peut prétendre à aucune exhaustivité, voici le retour en images proposé par Bulldog.
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