Des écritures contemporaines pour dire la guerreDes écritures contemporaines pour dire la guerre

Les 6es Rendez-vous Lecture proposés par le Centre Régional du Livre ont eu lieu cette année sur le thème "Dire la guerre", en lien naturellement avec les commémorations de 14-18, mais avec l'ambition forte de valoriser les écritures contemporaines. Les librairies et bibliothèques des départements Aisne, Oise, Somme, se sont mobilisées afin d'accueillir les écrivains ou compagnies retenus pour cette édition remarquablement orchestrée par Julien Dollet, chargé de mission au CR2L.

Après une lecture inaugurale le 29 septembre 2016, à l'Historial de la Grande Guerre de Péronne, par le penseur et poète Bernard Noël qui a reçu cette année le Grand Prix de poésie de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre, soixante-dix événements environ se sont déroulés sur le territoire.

"De proche en proche, soudain, ici, à côté, partout, on a cessé de reconnaître ceux qu’on connaissait pourtant depuis toujours. Et cessé également de se reconnaître soi-même. D’ailleurs, moi qui tâche de me souvenir, n’ai-je pas vécu toutes les manières de la chose ? Voudrais-je sinon parler de cette guerre entre soi et soi, entre soi et ses voisins, entre ses voisins et la suite de tous les hommes ?" Bernard Noël  - "La guerre", L'outrage aux mots (Ed. P.O.L)

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Samedi 8 octobre 2016, j'avais le plaisir d'animer une rencontre avec Martine Pouchain à la médiathèque de Margny-Lès-Compiègne, dans le double cadre des Rendez-vous Lecture et du 17e Salon du livre organisé par l'équipe des bibliothécaires sur le thème : "Voyageurs en partance". Nous avons notamment évoqué Dans l'enfer de Bagdad (Ed. Oskar, 2011), ouvrage qui met en scène deux jeunes hommes que tout oppose : Thomas London, un Américain de vingt ans, engagé volontaire dans la guerre en Irak, et Selim Zayain el-Abdin, un Irakien de dix-sept ans, féru de lecture et disciple d'un vieux sage soufi.

"Ce livre est le fruit d'une colère, écrit Martine Pouchain dans ses dernières pages. Je suis dans le camp de la paix. D'autres avant moi s'y sont enrôlés avec talent : Giono dans ses Écrits pacifistes, Prévert dans ses poèmes, pour ne citer que ces deux-là. Voici mon humble pierre à leur bel édifice." Dans l'enfer de Bagdad, ce sont deux jeunesses placées face à face, deux camps et deux cultures qui s'affrontent pour des raisons qui les dépassent. Lorsque ses personnages se rencontrent au cours d'une longue nuit où se succèdent la peur, l'hostilité et la curiosité, le dialogue s'installe peu à peu. "Selim, enfin ému, s'efforça de le convaincre que non, ce n'était pas lui, c'était seulement la guerre, l'ancestrale, la stupide guerre qui périodiquement éclate ici ou là et dévore les vies humaines au hasard, surtout celle des innocents."

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C'est par amour, "entre naïveté et romantisme", que Thomas - dont l'esprit est formaté par le cinéma américain -  s'est engagé dans l'armée : "Conquérir Barbara était une perspective beaucoup plus excitante, surtout si en plus il lui fallait risquer sa vie pour ça,comme dans les films, mais sans trucage, avec du vrai sang. Depuis longtemps il cherchait un sens à sa vie. Il porterait un uniforme et Barbara adorerait ça. Il ferait ce qu'il fallait pour qu'on l'envoie en Irak. Il deviendrait héroïque et il rentrerait au pays couvert de gloire." Chez le jeune homme qui n'a jamais quitté son Oklahoma natal, le fantasme de devenir un héros ("Il aurait dû se méfier, s'en douter : un bon héros, c'est un héros mort.") et de donner enfin un sens à sa vie, fait de lui la proie idéale du story-telling politico-médiatique, nécessairement manichéen : "le combat du chevalier qui s'en-va-t'en guerre pour défendre l'opprimé."

 

La mécanique de l'engagement volontaire, c'est souvent la rencontre entre un idéal personnel (quête), et un discours de propagande simpliste mais efficace (conquête). La même formule n'est-elle pas à l’œuvre pour inciter les jeunes à rejoindre Daech aujourd'hui ? À l'arrivée, l'illusion se dissipe ; le discours officiel est rapidement balayé par une réalité insoutenable : "Il se sent aussi faible qu'un enfant qui voudrait qu'il n'y ait jamais eu de guerre et que tout le film repasse à l'envers jusqu'au moment où il avait décidé de partir." 

 

En alternant les chapitres consacrés à chacun de ses deux héros (au sens littéraire !), Martine Pouchain nous donne à voir les dégâts qu'engendre la guerre de part et d'autre des lignes. L'incompréhension, la souffrance, la terreur. Et encore l'espoir, flamme fragile et vacillante qui malgré tout ne s'éteint pas. Ainsi au sujet de Selim : "Le vieux Nabil avait raison, un jour il écrirait. Un jour, il livrerait au monde les trésors de son âme, ses peurs, ses doutes, ses enthousiasmes, il écrirait son amour pour la vie, pour son pays, pour tous ceux qui avaient été privés de la parole, tous ceux qui étaient morts avant d'avoir pu la prendre. Il deviendrait leur voix, leur souvenir, leur conscience, il témoignerait."

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Lundi 10 octobre 2016, la Comédie de Picardie accueillait la rencontre/lecture avec Jean Rouaud et Jean-Louis Rambour, dont le CR2L m'avait confié l'animation. Un échange consacré à des mémoires familiales entaillées par d'inguérissables cicatrices de guerre. C'est le poète picard Jean-Louis Rambour qui a ouvert la soirée avec une lecture de Théo a soldier (Ed. Corpus), ouvrage paru initialement en 1996 et réédité fin 2015 dans une version bilingue franco-anglaise.

 

Conçu à l'origine pour être dit et écouté, ce texte illustre la technique artistique du ready-made, qui consiste à créer une œuvre originale à partir d'objets existants. Ces objets, ce sont les traces visibles : des lettres, un livret militaire, une photo dans un médaillon, une prière... À l'appui de ce que disent ces objets, Jean-Louis Rambour témoigne poétiquement de tout ce qu'ils ne disent pas. Théo est son grand-père, mort en 1916, "Décédé au Bois Bouchot, Meuse, le 15 mai du matin au soir", comme le précise si mal son acte de décès.

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Au fil du dialogue affectueux qu'il noue avec son ancêtre, "Mon petit Théo... Je peux t'appeler comme ça, je suis plus vieux que toi maintenant...", le poète lui rend le statut d'homme, de mari, de père, que l'administration lui a volé : "Toi, Théo, tu avais le n°2233 Qu'il fallait rappeler pour toute correspondance." L'armée nie parfois l'humanité de ses soldats jusqu'à l'absurde ;  le livret militaire de Théo prévoyait son parcours jusqu'en 1930, bien au-delà de sa mort. "Veuillez l'excuser, donc, s'il a fait faux bond, petit accroc en cours de route, petit obus en plein ventre." Le ton est grinçant, mais comment en serait-il autrement ?

 

Jean Rouaud a choisi le roman pour se pencher sur la Première Guerre mondiale. Les Champs d'honneur (Ed. de Minuit), son premier livre couronné par le Prix Goncourt en 1990, est aussi le premier volet d'une trilogie consacrée à la mémoire familiale. Si la guerre n'occupe que le dernier quart de ce livre, c'est bien elle qui en est le sujet principal. Dans les années 60, l'histoire du narrateur est marquée par une série de deuils rapprochés : son père Joseph meurt brutalement à 41 ans, puis Marie la tante de son père s'éteint à son tour, et enfin Alphonse Burgaud le grand-père maternel : "C'était la loi des séries en somme, martingale triste dont nous découvrions soudain le secret".

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Ces disparitions, blessures intimes et profondes (en particulier la perte du père), sont peu à peu rattachées dans le livre, à l'histoire collective et aux deuils de la Grande Guerre. C'est Marie, "la petite tante" institutrice dévouée à ses élèves et à la foi catholique, que le romancier a désignée pour faire le lien entre les morts de la famille. Dans ses derniers jours, elle confond son frère Joseph mort en 1916 à l'âge de 21 ans après une blessure en Belgique, et son neveu Joseph, père de Jean Rouaud, qui vient de décéder. "C'est Mathilde qui a démêlé l'écheveau des pensées embrouillées de sa vieille complice. Elle a tiré un à un les fils et recomposé le canevas de sa mémoire. Tout y était."

 

Les Champs d'honneur n'est pas construit de manière linéaire. Différentes strates s'y superposent, d'où émerge peu à peu la vérité sur cette trace inédite imprimée aux territoires et aux hommes, de génération en génération, par la Première Guerre mondiale. L'écrivain recompose lui aussi le canevas, tresse les liens qui permettent de rattacher les événements entre eux, jusqu'à l'évocation de la guerre elle-même : les gaz ("le brouillard chloré rampe dans le lacis des boyaux, s'infiltre dans les abris"), la douleur ("l'intolérable brûlure aux yeux, au nez, à la gorge"), l'eau ("la pluie interminable qui lave et relave la tache originelle, transforme la terre en cloaque, inonde les trous d'obus où le soldat lourdement arnaché se noie"), la boue ("une jambe soudain aspirée dans une chape de glaise molle"), la mort ("Paysage de lamentation, terre nue ensemencée de ces corps laboureurs".)... Autant d'images qui marqueront les esprits des vivants. [Lire aussi l'excellent Éclats de 14 de Jean Rouaud paru en 2014 aux Ed. Dialogues].

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L'exhumation est un thème important dans les livres de nos deux auteurs. "Déterré, tu l'as été plusieurs fois, mon petit Théo. Petit, c'est le cas de le dire. Déjà qu'au départ, il ne devait pas rester grand chose. Alors vous imaginez un peu, d'inhumation en exhumation, il a dû s'en perdre un bout à chaque fois." La guerre, ce sont aussi des corps disparus, mélangés, enterrés, déterrés... Comme si profaner la vie et la jeunesse ne suffisait pas, il fallait aussi que soit profanée jusqu'à la mort elle-même !

 

Le travail de l'écrivain, quant à lui, est une exhumation. Son langage ne s'efforce-t-il pas de ranimer les souvenirs enfouis ? En rendant la vie ("une vie poétique, précise Jean Rouaud, mais une vie quand même !") aux morts de cette "histoire laissée pour compte", l'écrivain leur épargne l'oubli. "La longue nuit amnésique" qui viendrait s'ajouter à tout le reste. Et à ceux qui exaltent le sacrifice et la gloire des champs d'honneur, il oppose un discours volontiers dissonant. Ils ont donné leur sang, certes, commente Jean-Louis Rambour "mais j'ajoute qu'ils ont donné leurs boyaux, la gélatine de leurs yeux, la mousse de leurs poumons brûlés, leurs intestins, le gros, le grêle, la corne de leurs ongles."

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Qu'elle soit ou non le souvenir d'une expérience vécue, la guerre ne réjouit pas. Elle est plutôt un traumatisme, un non-sens, un stigmate. Elle ne fait pas un homme ; elle le défait en général. Mercredi 19 octobre 2016, une rencontre avec Velibor Čolić animée par Jean-Louis Crimon était organisée à la bibliothèque Louis Aragon d'Amiens autour de son dernier roman : Manuel d'exil, Comment réussir son exil en trente-cinq leçons (Ed. Gallimard).

 

"C'est pas moi qui suis allé à la guerre, c'est la guerre qui est venue chez moi !" s'exclame d'emblée l'écrivain qui a gardé l'accent de son pays. Enrôlé de force dans l'armée bosniaque, puis déserteur en 1992, Velibor Čolić ajoutera bientôt la blessure de l'exil à la blessure d'une guerre. "Je suis un soldat. J’ai ma Kalachnikov, mon corps inutile, un livre d’Emily Dickinson et une prière de saint Augustin, soigneusement recopiée, en lettres majuscules, dans mon journal de guerre. J’ai peur. Je fais mes huit heures dans la tranchée avec une accablante flamme froide dans le ventre. Je tire sur un ennemi invisible, après je vomis en cachette et je m’imagine ailleurs, n’importe où."  Comme le rappelle Jean-Louis Crimon, la guerre en ex-Yougoslavie, ce sont 300 000 morts, quatre millions de personnes déplacées, et combien de réfugiés ?

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"Je suis assis sur ce banc public à Rennes. Il pleut de l'eau tiède et bénite sur la ville. Je réalise peu à peu que je suis le réfugié. L'homme sans papiers et sans visage, sans présent et sans avenir. L'homme au pas lourd et au corps brisé. La fleur du mal, aussi éthéré et dispersé que du pollen. Je n'ai plus de nom, je ne suis plus ni grand ni petit, je ne suis plus fils ou frère. Je suis un chien mouillé d'oubli, dans une longue nuit sans aube, une petite cicatrice sur le visage du monde. Je suis le réfugié."

 

Animateur d'une émission de radio dans son pays, Bac + 5, auteur de trois livres, Velibor Čolić arrive en France à l'âge de 28 ans, démuni de tout et soudain illettré. "J'ai dû faire le sacrifice suprême pour un écrivain, celui de ma langue maternelle, déplore-t-il." De toutes les frontières qu'il a dû traverser, la plus difficile à franchir fut selon lui, celle de la langue... Son expérience de vie, Čolić l'a transformée en expérience littéraire dans un roman ("parce qu'un roman, ça me dédouane !")  volontiers caustique puisqu'"on n'est pas obligé d'être triste pour être sérieux."

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La distance géographie, le temps passé, et le choix de la langue française lui dont donné le recul nécessaire sur les choses vécues. "Je dédramatise mon exil dans ce livre, mais je ne dédramatiserai jamais l'exil des autres, précise l'écrivain. La pire des choses, ce sont les statistiques. C'est à l'humain qu'il faut toujours ramener. Mon roman porte sur la quête de verticalité. Comment un migrant retrouve-t-il la verticalité de l'homme ? " Apprendre la langue de l'exil, devenir écrivain dans cette langue, être édité dans la collection Blanche de Gallimard, se voir décerner une médaille par l'Académie française (Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises) ... autant de victoires dans cette quête de verticalité.

Loin donc, de la démarche de rigueur scientifique dans laquelle les historiens sont désireux de s'inscrire, les auteurs ont l'art et la manière de dire la guerre autrement, de transmettre les émotions qui s'y rattachent de manière puissante, et souvent édifiante. Leurs voix sont précieuses, qui redonnent corps et chair à des concepts, des matricules, des statistiques ou des noms gravés sur des monuments aux morts. Dire la guerre, quand on est écrivain, c'est la regarder par la lorgnette de l'humain, échapper en cela aux discours officiels, aux battages médiatiques. C'est observer, réfléchir, ressentir, transmettre.

2016 Aisne Oise Somme - 6es RDV Lecture © A. OuryAlbum photos

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Tél : 03.22.80.17.64
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Tag(s) : #Animation de débats et rencontres

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