Grégoire Delacourt était à la librairie Martelle d'Amiens* jeudi 9 février 2017 pour présenter son dernier roman : Danser au bord de l'abîme (Ed. JC Lattès). L'héroïne de ce livre s'appelle Emma, diminutif pour Emmanuelle. Mariée, elle a quarante ans et trois beaux enfants. Elle vit dans "une vaste maison blanche sur le golf de Bondues, à quatorze kilomètres de Lille". C'est elle qui nous raconte son histoire à la première personne : "Je veux juste essayer de démonter la mécanique du désastre."
Pourtant à la question "Qui est Emma ?", Grégoire Delacourt répond du tac au tac : "C'est moi !". Un clin d'œil amusé à Flaubert, même s'il avoue avoir plutôt choisi ce prénom à cause du verbe "aimer" au passé simple : "Emma aima." Au cœur de cet ouvrage, il est vrai : le "désir fou, avant tout." Qu'est-ce qui fait que l'on se retrouve à danser au bord de l'abîme quand on a tout pour être heureux ?
"J'aimais ma vie. J'étais l'une de ces femmes heureuses", confesse Emma en toute sincérité. Un jour cependant, à la Brasserie André de Lille, rue de Béthune, ses yeux se posent sur la bouche d'un inconnu attablé plus loin ; et alors tout bascule. "Urgence, vertige, abîme, jouissance, et j'ajouterais douleur". Grégoire Delacourt tenait à ce que cette rencontre se déroule dans des circonstances banales, "qu'il se passe quelque chose de simple qui puisse à tous nous arriver : être traversé par une émotion." Emma est transpercée, transportée par un désir inouï qui fait vaciller toutes ses certitudes. "Je crois que l'on trébuche amoureux à cause d'une part de vide en soi. Un espace imperceptible. Une faim jamais comblée."
L'homme qui lui fait prendre conscience de cette "invisible, insoupçonnable faille", se prénomme Alexandre. Marié, la cinquantaine, sans enfant. Il est journaliste à La Voix du Nord, les pages "Culture". Pour lui aussi la secousse est violente. Quelques semaines de regards, d'effleurements, de mots tendres échangés. Et l'heure du choix qui se précise pour les deux amoureux. Mais choisit-on vraiment ?
Tout au long du livre, Grégoire Delacourt établit un parallèle pertinent entre l'histoire d'Emmanuelle et celle de Blanquette, La Chèvre de monsieur Seguin (l'une des Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet, adressée À M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris) dont la lecture l'impressionnait lorsqu'elle était enfant. "Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté."
Faut-il résister au désir ? Colmater la brèche coûte que coûte ? Se contenter des "petits cailloux d'une vie bien ordonnée" ? Emmanuelle aime son mari Olivier, son "énergie virevoltante, solaire, ce côté enfant gâté à qui tout souriait." Le quitter, abandonner leur famille pour un inconnu dont la rencontre l'a "saccagée"... le prix de la liberté - et de la désobéissance - est considérable ! D'autant plus que l'auteur fait évoluer ses personnages dans un environnement bourgeois, pour que la morale pèse lourdement sur leurs décisions. "Égoïsme, égoïsme, égoïsme."
On s'attend à ce que le roman nous apprenne de quelle manière Emma va conjuguer au présent ce "désir si pur qu'il devait être aussi tous les pardons" mais ce n'est pas cette histoire qui nous est racontée. Au fil de rebondissements successifs, du camping Pomme de Pin de Cucq à la route des vins de Provence, l'héroïne "découvre avec amertume que nos souffrances ne sont jamais profondément enfouies, nos corps jamais assez vastes pour y enterrer toutes nos douleurs." Elle découvre aussi, comme nous l'explique le romancier, que "la seule chose importante, c'est le présent, qui peut être immense et durer toute une vie. Ce présent qui est surtout un état d'esprit."
Danser au bord de l'abîme, c'est aussi s'envoler. La littérature, les airs d'opéra, les amis qui veillent, "le virtuose pas de deux de La Nuit transfigurée", les grands vins à partager ("On boit encore, parce que le vin allège le poids des vies et laisse les mots s'envoler, imprécis et beaux, comme des lâchers de ballons"), les enfants qui grandissent, la maladie même... "La dernière goutte de vie, c'est encore de la vie", insiste l'écrivain. "L'histoire d'Emma, c'est celle d'une élévation". C'est aussi une métaphore de la vie elle-même qui de toute façon, tôt ou tard, nous impose de quitter ceux qu'on aime.
La sensualité, la chair, sont très présentes dans le livre, et si Grégoire Delacourt a voulu se mettre dans la peau d'une femme pour raconter cette histoire qui sera prochainement adaptée au cinéma, c'est parce que le point de vue masculin lui semblait "ordinaire et bête" dans un tel cas de figure. Il souhaitait prendre le risque d'évoquer le désir sous un angle qu'il ne connaît pas : "c'était mon vertige à moi, en tant qu'écrivain", confie-t-il. Son audace est payante, nombre de lectrices s'y sont reconnues depuis la sortie du roman, affirmant à leur tour : "Emma, c'est moi !".
"Le présent est la seule certitude, la seule île possible dans le vide.
C'est là que nous devons tous vivre."
* ville que l'auteur, né à Valenciennes, connaît bien, ainsi qu'il l'évoque sur son site Internet : "Ah Amiens… Dès l’âge de dix ans, j’y ai passé de très nombreuses années au Collège de la Providence à l’époque où l’on y arrivait le dimanche soir et où l'on rentrait chez soi le samedi après-midi. J’ai évoqué ces années, dures sur le coup, utiles après-coup, dans L’Écrivain de la Famille."
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