Les éditeurs Casterman, Futuropolis, Kana, Panini et Rue de Sèvres se sont réunis il y a quelques semaines afin d'organiser un hommage à l'auteur japonais Jirô Taniguchi au cours du salon Livre Paris, Porte de Versailles du 24 au 27 mars 2017. Le "poète du manga" qui s'est éteint à Tokyo le 11 février dernier à l'âge de 69 ans, laisse au-delà des frontières une œuvre magistrale développée au fur et à mesure d'un parcours exigeant.
Lors de la conférence animée par Didier Pasamonik et Flavien Appavou, en présence de Benoît Peeters (écrivain, scénariste et théoricien, auteur de L'Homme qui dessine - Entretiens avec Jirô Taniguchi, Ed. Casterman, 2012), Jean-David Morvan (scénariste, auteur de Mon année, Ed. Dargaud, 2009) et Corinne Quentin (traductrice et agent de Taniguchi), les intervenants sont revenus sur l'itinéraire de l'auteur et sur son rôle de médiateur entre la bande dessinée européenne et le manga japonais.
Autodidacte, Jirô Taniguchi avait différentes facettes dont chaque éditeur possède une partie, selon Corinne Quentin. Né le 14 août 1947 dans une famille assez pauvre, il grandit à Tottori dans la région du Chūgoku, ville bientôt ravagée par le tragique incendie du 17 avril 1952 qu'il évoque dans Le Journal de mon père (Ed. Casterman, 1999-2000). Sa jeunesse est marquée par deux grandes joies : dessiner (ainsi que lire des mangas) et faire du vélo ! En 1969, il s'installe à Tokyo pour devenir mangaka ; il est tour à tour assistant de Kyūta Ishikawa et de Kazuo Kamimura.
C'est à cette époque qu'il découvre la bande dessinée occidentale. Abonné au magazine Métal Hurlant, il est en particulier fasciné par Mœbius dont il admire aussi le travail dans Blueberry sous son vrai nom Jean Giraud. D'autres artistes comme François Schuiten ou Tito l'impressionnent et influencent même son dessin. Taniguchi prend son indépendance et s'entoure - comme il est d'usage chez les mangakas - de deux ou trois assistants pour l'épauler, sur les décors notamment.
D'après Benoît Peeters, Au temps de Botchan (Ed. Casterman, 2011-2013), vaste fresque sous l’ère Meiji scénarisée par Natsuo Sekikawa et publiée au Japon à partir de 1987, correspond à un tournant pour lui. "Il découvre alors ce qu'il peut créer dans le manga. C'est une œuvre littéraire avec un travail de documentation. On y reconnaît la profondeur d'observation du dessinateur qui faisait le maximum pour que l'on ait envie de s'arrêter sur chaque scène."
Si l'histoire de Taniguchi en France commence avec L'homme qui marche (Ed. Casterman, 1995), c'est véritablement Quartier lointain (Ed. Casterman, 2002-2003) qui y installe sa notoriété. Œuvre passerelle d'une grande subtilité, ce roman graphique reçoit l'Alph-Art du meilleur scénario au festival d'Angoulême en 2003 ; il est adapté au cinéma et au théâtre (voir mon article ICI). Les albums de Taniguchi sont traduits dans plusieurs pays européens puis réédités au Japon. Il conquiert en Europe un public qui n'est pas habituellement lecteur de mangas, et souvent féminin, alors que ses lecteurs japonais sont plutôt des hommes.
Au salon Livre Paris, l'exposition collective Jirô Taniguchi, le passeur, rédigée par Benoît Peeters, revient à travers quelques reproductions de couvertures ou de planches du maître, sur les axes majeurs de sa création : la tradition, la nature, l'intimisme. "A priori, je me sens plus à l'aise dans l'imaginaire ou dans un passé un peu lointain. Je ressens fortement le sentiment un peu triste des choses qui ont disparu et nous apparaissent d'autant plus belles", disait le mangaka. Tottori, la ville de son enfance, sert ainsi de décor au Journal de mon père (Ed. Casterman, 1999-2000) et à La montagne magique (Ed. Casterman, 2007).
La nature (souvent rude) est un thème qui irrigue également tout le travail de Taniguchi. Le Sommet des dieux (Ed. Kana, 2004-2005), série en cinq volumes adaptée du roman de Yumemakura Baku, est à cet égard un chef d'œuvre, récompensé par le Prix du dessin en 2005 à Angoulême. "En dessinant ces pages, je me mettais dans la situation de celui qui grimpe et je tentais d'imaginer ce qu'un alpiniste peut ressentir quand il est en pleine action. Pour faire sentir au lecteur l'altitude, le froid, la force, la peur, la douleur, il faut que je les ressente de manière quasi physique", affirmait-il.
L'intimité familiale est une autre dimension explorée avec une grande délicatesse par Jirô Taniguchi. Benoît Peeters évoque sa conception de "la famille comme lieu du vivre ensemble et de la non connaissance de l'autre." Avec en filigrane, l'émergence de questions fondamentales : Peut-on réparer les choses ? Envisager d'autres possibles sans pour autant aller jusqu'à la rupture ? Le mangaka est un homme discret et réservé dont le dessin - et le sens du récit - touchent à l'universel avec la modestie qui le caractérise.
Cette alliance rare entre simplicité et intensité prend souvent sa source dans la banalité du quotidien. Il l'expliquait ainsi : "Si j’ai envie de raconter des histoires à partir de petits riens de la vie quotidienne, c’est parce que j’attache de l’importance à l’expression des balancements, des incertitudes que les gens vivent au quotidien, de leurs sentiments profonds dans les relations avec les autres." (Jean-Philippe Toussaint et Corinne Quentin, Castermag' n°23, Été 2008).
Artisan de la bande dessinée, Jirô Taniguchi a acquis pendant de nombreuses années un savoir-faire remarquable au service de genres très variés, et composé une œuvre personnelle qui témoigne que le 9e art n'est pas uniquement dédié au rire et à l'action. Aucun territoire ne lui est interdit, surtout pas celui de la personne humaine pour laquelle le Japonais avait tant d'intérêt. Au moment de sa mort, il travaillait sur La Forêt millénaire, une série tout public qui devait paraître en trois tomes chez Rue de Sèvres. Le premier et dernier opus de cette série est annoncé pour l'automne 2017.
"Et nous, qu'est-ce qu'on pourra laisser derrière nous dans 50 ans ?" (Le promeneur de Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi, Ed. Casterman, 2008)
Le documentaire inédit Dans les pas de Jirô Taniguchi, l’homme qui marche a été présenté lors de l’exposition Jirô Taniguchi, l’homme qui rêve au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, en janvier 2015.