Jusqu'au 25 mars 2017, Amiens Métropole fête le 19e Printemps des Poètes - cette année sur le thème "Afrique(s)" - et s'engage durablement en poésie ! Une programmation riche et multisite, fédérant de nombreux partenaires autour des bibliothèques (Maison du Théâtre, Maison de Jules Verne, Université, centres culturels, beffroi, librairies, cafés, bus Amétis...), a été élaborée afin que toute la ville se mette aux couleurs de la poésie.
Des expositions (ABRACADABRA, le livre d'artistes au Safran, Pierre et Ilse Garnier : le monde en poésie à la bibliothèque de Camon, Labiles Labyrinthes d'Ibticem Mostfa Louis-Thérèse à la BU du campus, Rimbaud selon Harar à la bibliothèque Louis Aragon, avec les planches originales du livre d'artiste édité par Bernard Dumerchez), des conférences (Nimrod, Pauline Vermeren, Jacques Seweno Dabla, Vincent Guillier), des lectures, spectacles, ateliers, concerts... émaillent ainsi poétiquement le mois de mars.
Temps fort de la manifestation, le premier Marché de la Poésie d'Amiens, était organisé samedi 11 mars à la bibliothèque Louis Aragon. Les tentes blanches dressées dans le parc pour abriter quelques éditeurs de la région (L'iroli, Henry, Librairie du Labyrinthe...) n'étaient pas sans rappeler un autre Marché de la Poésie qui se tient, celui-ci, place Saint-Sulpice à Paris (VIe) depuis une trentaine d'années.
Cette journée était l'occasion pour Amiens de se voir remettre le label "Ville en Poésie" par Jean-Pierre Siméon, auteur et directeur artistique du Printemps des Poètes. Cette distinction est accordée pour une durée de trois ans renouvelables aux communes (85 sont déjà labellisées) qui manifestent la volonté de développer des actions pérennes en faveur de la poésie. Parmi les critères retenus : l'existence d'une Maison de la Poésie (celle d'Amiens est gérée par l'association Lignes d'écritures), la participation au Printemps des Poètes, les projets culturels en lien avec les établissements scolaires, l'attribution de noms de poètes à des rues ou édifices...
À l'heure où la poésie manque de visibilité dans notre pays, bien qu'elle fasse preuve d'une belle créativité, cette reconnaissance de la part de la collectivité est une bonne nouvelle. D'autant plus que cet art fait partie depuis toujours de l'ADN littéraire de la Picardie qui est à la fois riche en maisons d'édition et en auteurs de poésie. (Relire ICI le livret Ils font la poésie en Picardie édité par le CR2L en 2014).
Parmi les évènements proposés lors du Marché de la Poésie, une lecture vivifiante du duo Jacques Darras (poète) et Jacques Bonnaffé (comédien), toujours unis autour de l'indiscipline de l'eau (Voir ICI mon article sur leur prestation du 9 mars 2016 à la Maison de la Poésie de Paris). Le Picard Darras a commencé par redire son attachement aux fleuves et aux rivières dont les noms ont été donnés à soixante-neuf départements français par l'Assemblée Constituante ("qui a eu cette idée extrêmement poétique ?").
Alors que les géographes de l'époque envisageaient la rivière comme une frontière naturelle, le poète fait "le pari inverse, celui de la longitude", considérant plutôt l'afflux de ces cours d'eau qui traversent divers pays. En ces temps de repli et de murs qui s'élèvent, Jacques Darras détonne : "Tout, soudain devenu question de frontière, d'éternelle stabilité, / Nous préférons nous réveiller chaque matin en habits d'horizon." (L'indiscipline de l'eau, anthologie personnelle 1988-2012 - Poésie/Ed. Gallimard, 2016).
Du Val d'Authie au carnaval de Binches, en dérivant vers la ville de Laon, ainsi avancent les lectures du comédien et du poète-marcheur : "Qui dira les bienfaits de la sinuosité ! Une route avec des virages. Qui suit le cours d'une rivière avec des virages." (Tout à coup je ne suis plus seul - L'Arbalète/Ed. Gallimard, 2006). Le public est venu nombreux assister à ce moment d'"humidité joyeuse", périple rythmé et savoureux des duettistes, dont même la chute de Jacques Darras depuis son estrade, n'a pas entamé la gaieté !
Le poète et traducteur Vincent Guillier, Amiénois polyglotte, était également de la fête ce samedi. En préambule, il a rappelé une "définition assez belle et juste de la poésie" donnée par la philosophe Simone Weil : "Le génie se distingue du talent, à ce que je crois, par le regard profond qu’il jette sur la vie ordinaire de l’homme ordinaire - je veux dire sans talent -, et l’intelligence qu’il en a. La plus belle poésie est celle qui est capable d’exprimer, dans sa vérité, la vie des gens qui ne peuvent écrire de la poésie. Hors de cela, il n’y a que de la poésie habile ; et les êtres humains peuvent très bien se passer de poésie habile."
Vincent a ensuite entamé la lecture de quelques extraits de son Traité de l'oisiveté (Ed. des Vanneaux, 2012) dans lequel il questionne ce sentiment d'étrangeté que lui-même a pu éprouver lors de son séjour au Brésil : "Et pour être de quelque part, il faut comprendre l'ailleurs, comme l'Afrique est là-bas au Brésil à chaque coin de rue et révèle le métissage d'un continent...". Son poème Voyage à Passargada écrit à São Paulo, référence au Vou-me Embora pra Pasárgada du poète brésilien Manuel Bandeira (1886-1968), emporte vers cet ailleurs.
"Chaque ville ne possède rien de propre / Le chant du coq est partout le même / Vivre comme des dieux quelque part / Cacher la forêt derrière un arbre / Les gens dans la rue une pagaille régnante toute amérindienne déjà / Un cheval étique tirant une charrette trottine / Affolé au milieu des voitures / Cuisson du soleil fruits de l’amazone dévorés / Regret de devoir toujours regretter"
Par-delà les images que fait vibrer le poète, une forme de langueur affleure entre les lignes. Est-ce un désenchantement ? La morsure du soleil, ou bien celle de l'exil ? Dans la grande galerie de la bibliothèque, la poésie s'exprime dans une polyphonie de langues (français, italien, portugais brésilien...). Le voyage, immobile certes, est pourtant authentique.
Pour clore la journée, il est question d'Afrique(s) bien sûr, avec Léopold Sédar Senghor (1906-2001) lu avec conviction par les comédiens Émilie Gévart et Sam Savreux. Le poète du Sénégal, enrôlé dans une division d'infanterie coloniale malgré sa naturalisation française, fut arrêté par les Allemands en 1940 et détenu au camp d'Amiens, dans le Front-Stalag 230 où il rédigea plusieurs poèmes de son recueil Hosties noires (Le Seuil, Paris, 1948).
"Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort / Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? / Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux / Je ne laisserai pas - non ! - les louanges de mépris vous enterrer furtivement. / Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur / Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France." (Poème Liminaire)
Humanité, résistance, solidarité... autant de thèmes qui irriguent la poésie d'hier, tout comme celle d'aujourd'hui. Posant sur le monde un regard hypersensible et singulier, réinventant la langue, refusant les diktats, ce sont les poètes qui nous transportent dans une "réalité augmentée". À Amiens, leur Printemps se poursuit, ici et là, jusqu'au 25 mars. (Consultez ou téléchargez le programme ci-dessous).