Marie-Hélène Lafon a publié une quinzaine d'ouvrages, romans ou recueils de nouvelles. La plupart sont imprégnés de son pays d'origine, le Cantal, qui l'a vue naître et grandir dans une famille de paysans. Comme le personnage de Claire, dont elle décrit la trajectoire dans Les Pays (Ed. Buchet-Chastel, 2012), elle a dû partir, pour faire sa vie et conquérir d'autres territoires, à commencer par celui de la langue : "en elle, dans son sang et sous sa peau, étaient infusées des impressions fortes qui faisaient paysage et composaient le monde, on avait ça en soi, et il fallait élargir sa vie, la gagner et l'élargir, par le seul et muet truchement des livres."
Professeur agrégée de Lettres classiques, Marie-Hélène Lafon compose une œuvre littéraire qui fait la part belle au déclin du monde rural : "ce qui avait été, ne serait plus, et n'en finissait pas de finir à bas bruit dans les bourgs et les hameaux de plus en plus exsangues". Lors de la rencontre que j'ai eu le plaisir d'animer le 17 novembre 2017 à la librairie du Labyrinthe (Amiens) dans le cadre des 7es RDV lecture Aisne-Oise-Somme, nous avons évoqué le héros éponyme de son roman Joseph (Ed. Buchet-Chastel, 2014), ouvrier agricole de 58 ans "en bas du bas de l'échelle", témoin privilégié de cette agonie dont les souvenirs font la matière du livre. L'auteur nous en a lu quelques passages.
"Joseph le savait, il suivait ces affaires et se souvenait des maisons, des bêtes, des prés, des bois, des gens, de ce que ça avait été de ce que ça devenait, ça devenait quelque chose, de mieux ou de moins bien, il n'aurait pas su dire, quelque chose d'autre, les gens et les bêtes mouraient mais pas les prés, pas les terres, pas la rivière, tout se conservait et il avait beaucoup à penser."
Marie-Hélène Lafon s'intéresse de près à ces "vies minuscules", selon l'expression de l'écrivain Pierre Michon qui l'a beaucoup inspirée. "Humilité", comme le mot "homme" vient du nom latin humus qui signifie terre. Joseph fait partie de la race des humbles à qui rien n'a été donné. Mais qui fait face. Tout comme Gordana, personnage de Nos vies (Ed. Buchet-Chastel, 2017). Originaire des Pays de l’Est, elle appartient, de la même manière que Joseph, à un monde disparu. Elle s'en est arrachée. "C’est l’hiver du monde, la sévère glaciation. On y est entré sans savoir, on n’a pas été choisi, c’est tout. Ensuite on s’est arrangé."
Dans Nos vies, la narratrice Jeanne Santoire, comptable fraîchement retraitée, fait ses courses chaque semaine au supermarché Franprix de la rue du Rendez-vous, dans le 12e arrondissement de Paris. Elle observe et raconte : "J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente". Sous ses yeux le vendredi matin, il y a Gordana la caissière, et Horacio Fortunato, le client qui attend son tour, toujours à cette même caisse.
Le livre commence par une description physique de Gordana, de ses seins qui abondent et "échappent à l’entendement". Dans Joseph, la première page est aussi consacrée à l'apparence du héros : ses mains, ses ongles carrés, ses poignets solides. Les corps et leur langage sont toujours essentiels dans le travail de Marie-Hélène Lafon. Ses personnages sont des taiseux (pas de dialogues au style direct) et ce que Jeanne perçoit du désir d’Horacio pour Gordana, elle le décèle dans son corps uniquement : "La main creusée en un geste d’enfance et d’attente", "son geste de suppliant noble et transi."
Davantage que la parole, le geste confine au sacré. Et le geste d'écrire surtout. Nos Vies est dédié au peintre Jacques Truphémus, décédé en septembre 2017. Marie-Hélène Lafon cite une phrase qu'il a prononcée devant elle, en épigraphe du livre : "je dois être corps dedans". Voilà qui résume bien sa démarche, cette façon de se colleter avec la langue. Le style de Marie-Hélène Lafon est ciselé, précis, économe. Aucun pathos, rien ne dégouline, même pour dire la souffrance. L'émotion n'est jamais imposée au lecteur, mais le mot est si juste qu'il transperce. Ses textes sont en outre mâtinés d'expressions qui font entendre le Cantal de sa jeunesse : "s'enroutiner", "attraper 15 ans", "c’est trop tenu", "il faut fréquenter, et faire maison"...
Lorsque Marie-Hélène Lafon lit à voix haute, on l'entend encore ce pays d'origine. Rigueur, clarté, elle est présente à son texte comme à ceux qui l'écoutent. Et le plaisir pour ses lecteurs, de la rencontrer, est visiblement partagé. "J'appelle ces rendez-vous lecture, écrit-elle, semblables à ceux que j'ai vécus vendredi et samedi sur vos terres, les heures de velours ; sans doute parce que l'on y est à la fois arrachés au monde, et comme consolés de lui, de ce qu'il a de plus accablant ; et puissamment rassemblés autour de tout ce qui élargit la vie, et permet d'être plus intensément présent, plus ardemment vivant."
Dans les livres de Marie-Hélène Lafon, l'essentiel - cette vie ardente - ne se loge pas dans le discours mais dans les gestes du quotidien. La patronne de Joseph n’oublie jamais "les trois sucres dans le bol pour le café du matin" que son mari va boire. La voisine de Jeanne Santoire, madame Jaladis, jusqu’à sa mort à 93 ans, "fait les chemises" de son fils bien-aimé...
Au fur et à mesure que Jeanne tire sur le fil de ce qu’elle sait pour inventer la vie d’Horacio, celle de Gordana, c’est sa propre vie qu’elle nous raconte, par glissements successifs ou associations d’idées. Ses parents, sa grand-mère Lucie, Karim l’amoureux disparu. Autant de vies tressées, de vies tissées les unes avec les autres, mais que la solitude n'épargne pas non plus. Jeanne ainsi interroge : "Qui, après la mort de son vieux père, pensera à Horacio Fortunato plusieurs fois par jour."
Les héros de Marie-Hélène Lafon, Joseph, Claire, Gordana et les autres, sont des laborieux. Devant les cortèges de manifestants à la télévision, le père de Jeanne affirme : "On n’a droit à rien." Il s'agit de survivre certes, mais c'est presque aussi une manière d'être au monde. Dans son dernier ouvrage, Millet, pleins et déliés (Ed. Invenit, 2017), Marie-Hélène Lafon offre une lecture de La Brûleuse d'herbes, tableau de Jean-François Millet (1814-1875) conservé au musée du Louvre à Paris.
"Les paysans de Millet font", écrit-elle dans ce beau livre, "les corps ne se figent que dans la prière ou le court repos de la sieste arraché à la touffeur d’un jour de fenaison. Les paysans de Millet travaillent, et c’est le sujet de leur représentation". Ce travail des corps, pour aussi dur qu'il soit, n'empêche pas l'affleurement d'une certaine poésie. Tout comme le travail de Marie-Hélène Lafon, corps à corps avec la langue, produit une œuvre puissante, à la fois exigeante et subtile.