Après son phénoménal Au revoir là-haut (Albin Michel, Prix Goncourt 2013) adapté au cinéma avec brio par Albert Dupontel (2 millions d’entrées, 13 nominations aux Césars 2018), l’écrivain Pierre Lemaitre poursuit sa trilogie avec un deuxième volet intitulé Couleurs de l’incendie (Albin Michel). Le 1er février 2018, il était l’invité de la librairie Martelle à la Maison de la Culture d’Amiens, pour présenter aux côtés de Jean-Louis Crimon son nouvel ouvrage qui court de 1927 à 1933. Une épopée de 44 chapitres en 535 pages !
Dans l’épilogue d’Au revoir là-haut, on apprenait la mort du richissime banquier Marcel Péricourt, dans son lit, un soir de février 1927. Couleurs de l’incendie s’ouvre sur ses obsèques, événement d’envergure nationale qui vient saluer la mémoire d’un "géant de l’économie française". Rien ne se passe comme prévu, évidemment. Pierre Lemaitre a plus d’un tour dans son sac. Il évoque à ce sujet cette intuition romanesque qui tient à la fréquentation des textes du XIXe siècle et notamment ceux de son maître, Alexandre Dumas : "le lecteur ne s’y attend pas, là je vais le scotcher !". Quitte à revenir en arrière et à réécrire certains passages pour y parvenir.
Déjà présente dans le précédent roman, Madeleine Péricourt, 36 ans, héritière de l’empire familial avec son fils Paul, 7 ans, est au centre de ce livre-ci. "Les lecteurs qui connaissent Madeleine savent qu’elle n’a jamais été bien jolie. Pas laide, plutôt banale, le genre qu’on ne remarque pas." Divorcée d’Henri d’Aulnay-Pradelle, condamné en 1923 à cinq ans de prison, elle se retrouve à la tête du conseil d’administration de la banque Péricourt que dirige Gustave Joubert, 51 ans, un homme en qui son père avait confiance.
Mais "dans la vie de Madeleine, tout sembla faire un pas de côté" … Un pas de côté avant la chute. Pierre Lemaitre reprend – à peu de choses près – la formule de Jean Cocteau : "Pour que les dieux s’amusent beaucoup, il faut que le héros tombe de haut." L’héritière est déchue ; sa soif de vengeance est à la mesure de son déclassement. Sa rancune se concentre sur trois hommes : Charles Péricourt, son oncle député, André Delcourt, le précepteur de Paul devenu journaliste au Soir de Paris et Gustave Joubert, passé de la banque à l’industrie aéronautique.
"Pourquoi on raconte une histoire ? Comment vais-je faire pour procurer au lecteur l’émotion que je veux procurer ? Le romancier est un fabricant d’émotions, explique Pierre Lemaître. L’outil privilégié du romancier, c’est l’émotion qu’il crée chez le lecteur." À cet égard et à beaucoup d’autres, l’histoire ne déçoit pas. Nous voici donc dans les hautes sphères d’une France agitée qui ne prend pas encore la mesure de ce qui va venir. "C’était un signe des temps, tout était objet de division, de contestation, de désaccord." La question de l’impôt, par exemple, est au cœur des débats.
Dans Couleurs de l’incendie, Pierre Lemaitre s'intéresse aux années 30 marquées par "la naissance de la technocratie moderne" qui se défie du politique. Gustave Joubert incarne ainsi la Renaissance française (référence au Redressement français crée en 1925 par Ernest Mercier). "Il est temps, expliqua-t-il, que le pouvoir accorde toute leur importance à des hommes sages, expérimentés, sûrs, patriotes et surtout, surtout, com-pé-tents. À des techniciens ! C’était cela la Renaissance française, un mouvement, un « laboratoire d’idées » formé d’experts qui allait régénérer la France."
Le livre nous emmène aussi dans les coulisses d’une presse à la déontologie douteuse et dans celles de la finance qui fait et défait les fortunes. "Avec la boxe et le cyclisme, le boursicotage était le sport à la mode depuis la fin de la Grande Guerre. Tout le monde s’y mettait, les hommes, les femmes, les riches s’enrichissaient, ça aidait les pauvres à patienter, la valeur de l’habileté commençait à remplacer celle du travail." Pierre Lemaitre n'a jamais caché être un homme de gauche. "Je n’avance pas masqué, insiste-t-il. On sait qui je suis, mais j’essaie de ne pas penser à la place du lecteur. Le lecteur pense et juge."
Souvent facétieux, l’auteur n’a pas abordé cette époque à la légère. À la fin du livre, il publie une longue "Reconnaissance de dette" aux ouvrages et à toutes les personnes qui l’ont aidé dans son travail, comme l’historienne Camille Cléret avec laquelle il a beaucoup collaboré. "Il y a une responsabilité intellectuelle du romancier quand il touche à des sujets comme ça, précise-t-il. Énorme problème avec les années 30 : les gens allaient piloter la lecture en fonction de ce qu’ils savaient de la suite des événements !" Le fascisme et la montée du nazisme ne sont donc pas occultés dans Couleurs de l’incendie qui emprunte d'ailleurs son titre à un poème de Louis Aragon, Les lilas et les roses (Le Crève-cœur, 1941) sur la France capitulant en juin 1940 : "Le triomphe imprudent qui prime la querelle / Le sang que préfigure en carmin le baiser".
Pierre Lemaitre élabore à nouveau une galerie de personnages hauts en couleur dans son ouvrage. On y retrouve M. Dupré, auparavant au service d’Henri d'Aulnay-Pradelle, qui devient l’homme de main de Madeleine. Quant à Paul Péricourt, il peut compter sur deux femmes formidables pour lui donner goût à la vie : Wlladyslawa Ambroziewicz, dite Vladi, son infirmière polonaise (jamais traduite dans le texte !) et la cantatrice Solange Gallinato, "énorme femme aux manières extravagantes et ridicules dont la voix tragique transperçait les âmes." Restent encore Léonce, son amant Robert, Jules Guilloteaux… chacun s’arrangeant avec sa conscience au gré des événements.
S’il y a de grandes personnalités dans les romans de Pierre Lemaître, que l’on ne s’y trompe pas : "Le patron de la boutique, c’est moi ! assure-t-il. Les personnages ont intérêt à faire ce que je leur demande." Lucide, il ajoute : "Si vous voulez faire œuvre d’écrivain, vous racontez une histoire qui a du sens et qui ne raconte pas seulement ce que font les personnages." D’abord auteur de romans noirs, Pierre Lemaître a obtenu le Goncourt alors que selon lui, il n’avait pas la carte. "Mais dans le noir, on a quand même envie de montrer qu’on est des écrivains", admet-il. Personne ne pourrait aujourd’hui en douter.