La première édition du festival Résonances, organisé par le Réseau régional des maisons d’écrivain et des patrimoines littéraires des Hauts-de-France, s'est achevée après un mois de manifestations sur l'ensemble du territoire.
Mercredi 18 avril 2018, j’avais le plaisir d’animer la rencontre "Écrivains et engagement(s)" proposée dans le cadre de ce festival à la Villa départementale Marguerite Yourcenar, sur le Mont-Noir à Saint-Jans-Cappel (Nord). Anaïs LLobet, Paola Pigani et Patrice Robin, auteurs en résidence à la villa au mois d’avril, étaient les invités de cette table ronde ponctuée par les lectures de Marianne Petit, responsable de la maison. Ils ont évoqué leurs œuvres en prise avec le réel et la manière dont ils perçoivent cette vaste notion d’engagement.
Journaliste à l’AFP Moscou, Anaïs LLobet était correspondante pour des médias francophones aux Philippines lorsque le typhon Haiyan – aussi appelé Yolanda – a ravagé l’archipel le 8 novembre 2013, faisant plus de 7000 morts. En 2016, elle publiait Les mains lâchées (Plon), un roman dans lequel l’héroïne et narratrice Madel, jeune journaliste française en poste sur l’île de Tacloban, est victime de la catastrophe : "Je ne suis plus une survivante, je suis devenue média, au premier sens du terme : on exige que je transmette des informations."
C’est pour raconter à son rythme et sans injonction cette expérience traumatisante qu’Anaïs a eu recours, plus tard, à la littérature. Plus de "larmes télégéniques" ni "d’images révoltantes", elle a choisi les mots pour faire connaître, avec force mais sans voyeurisme, le cataclysme qui a bouleversé la vie de milliers de Philippins. Alors que le typhon l’avait réduite à une impuissance totale, l’écriture lui a permis de reprendre le contrôle des choses et de se sentir plus apaisée.
Paola Pigani s’est quant à elle emparée d’un épisode terrible et méconnu de l’histoire des Tsiganes de France dans son roman N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (Liana Levi, 2014). D’abord assignés à résidence par le décret du 6 avril 1940, ils furent plus de 6500 à être internés dans une trentaine de camps français. Alexienne Brisson est restée prisonnière avec sa famille de celui des Alliers, près d’Angoulême, entre 1940 et 1946. Son histoire a inspiré à Paola Pigani le personnage d’Alba, jeune Manouche internée dans des conditions très rudes de quatorze à vingt ans.
La vieille dame n’a pas souhaité raconter ce qu’elle a vécu : "La vérité, c’est qu’on n’ouvre pas sa mémoire comme on ouvre un cœur de bœuf ! Alba se fout bien du devoir de mémoire, elle aimerait vieillir en paix, oublier." Mais le romancier peut "écrire sur des silences" et Paola s’est efforcée de reconstituer cette période pour en transmettre le souvenir, avec toute la poésie qui la caractérise. L’écriture, pour éviter que l’oubli ne s’ajoute à toute la cruauté de ces années volées.
Patrice Robin s’est fondé sur sa propre expérience pour écrire Une place au milieu du monde (P.O.L, 2014) et Des bienfaits du jardinage (P.O.L, 2016). Le premier des deux livres est un roman dont le héros, Pierre, mène des ateliers d’écriture auprès d’adolescents en rupture scolaire. Les onze participants mentionnés dans son ouvrage forment un "condensé" des quelque 300 jeunes rencontrés en réalité pendant une dizaine d’années.
Pierre les encourage à mettre des mots sur leur histoire ou ce qu’ils ressentent, et au fur et à mesure qu’il les aide à trouver une "place au milieu du monde" (expression empruntée à un Charles Baudelaire de dix-sept ans), c’est sa propre place qu’il parvient à trouver : utile, engagé dans la société. Un engagement citoyen dont témoigne aussi, dans son livre, le chapitre consacré à l’usine en redressement judiciaire où il a travaillé à l’âge de dix-huit ans.
C’est le "je" qui s’est ensuite imposé lorsque Patrice Robin a écrit Des bienfaits du jardinage (P.O.L) sur sa résidence d’écriture dans le centre horticole d’un hôpital psychiatrique de Lille. Un "je" d’autant plus évident que sa mère, sombrant dans la démence après huit années de la maladie d’Alzheimer, est très présente dans le livre. "Je ressors quelques photos de ma mère, prises à la belle saison, dans son potager, au temps où elle savait qu’elle avait un fils, où nous fabriquions encore, ensemble, de la mémoire."
L’expérience de Patrice Robin auprès des patients de l’hôpital psychiatrique, hommes et femmes dont on parle si peu, l’a aidé à se rapprocher de sa mère et à mettre "un peu de lumière" sur cette sombre période. L’écriture a été l’occasion, à nouveau, de "fabriquer de la mémoire", de prolonger le lien comme Patrice avait pu le faire avec son père via un autre de ses ouvrages : Le Commerce du père (P.O.L, 2009).
Dans le dernier roman de Paola Pigani, Venus d’ailleurs (Liana Levi, 2015), le lecteur suit le parcours de Mirko et Simona, deux Albanais frère et sœur, qui ont fui le Kosovo en guerre. Ils arrivent en France comme demandeurs d’asile et s’installent à Lyon au printemps 2001. Ils sont catalogués comme Gens de l’Est, "comme s’ils venaient de l’extrême banlieue de l’Europe, à jamais sinistrée aux yeux des Français. Un magma sans peuple véritable." Alors que les discours politiques ou médiatiques ont souvent tendance à globaliser la question des migrants, l’écrivain peut examiner la réalité au prisme de l’individu.
C’est précisément ce que Paola s’est employée à faire, au plus près de ses personnages qui essaient de trouver une place (encore) dans leur nouvelle ville. Elle-même issue d’une famille d’immigrés italiens, sensible à la question du rejet de l’étranger, elle l'aborde à hauteur d’être humain. Une forme d’engagement, sans caricature ni leçon à donner. Dans Venus d’ailleurs, Paola explique qu’une fois en sécurité, les migrants doivent encore, "apprendre les menaces invisibles quand tout est policé. Quand une paix ostentatoire pousse les gens malgré eux dans une suffisance tiède et met chacun à l’abri de l’autre." Dans un pays comme la France, l’écrivain n’a-t-il pas le pouvoir, justement, de sortir les gens de cette "suffisance tiède" ?
Dans Les mains lâchées (Plon), la colère de Madel est palpable : de nombreux morts auraient pu être évités si seulement l’alerte au tsunami (plutôt qu’à un Storm Surge - onde de tempête - expression incompréhensible pour les habitants) avait été donnée. Ce sentiment de colère a persisté longtemps chez Anaïs LLobet, indignée que l’on sacrifie des régions et des populations "sur l’autel du changement climatique". La question des séquelles (humaines et écologiques) est essentielle dans son roman. Le temps des médias est passé mais l’écrivain vient encore éclairer, alerter.
Comme Marguerite Yourcenar, engagée toute sa vie en faveur de la protection de la nature et qui dans son discours prononcé à Quebec en 1987, peu avant sa mort, évoquait la "destruction de la Terre, exploitée et polluée par nous", Anaïs sensibilise le lecteur aux ravages de Yolanda, et au fait que d’autres typhons, puis d’autres encore, sont facilement prévisibles. Elle le fait avec ses propres armes : les mots. Rappelons que l’étymologie du nom "auteur" renvoie au mot latin auctor désignant "celui qui est à l'origine de quelque chose, celui qui pousse à agir".
Selon Jean-Paul Sartre, grande figure de l’intellectuel engagé : "L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi." Le fait d’écrire et d’être publié, de s’exposer dans l’espace public, engage toujours l’écrivain. D’autant plus que son statut a évolué au fil des siècles et qu’aujourd’hui, il est rare qu’il vive uniquement de sa plume. L’écrivain est un citoyen qui doit exercer diverses activités (journalisme, enseignement, ateliers…) et qui se trouve par là même en prise totale avec son époque et les préoccupations de ses semblables.
La littérature témoigne et interroge. Elle porte un regard particulier et souvent aiguisé sur notre monde moderne. Elle est capable de rendre compte de sa complexité, à rebours de certains discours qui tendent à tout schématiser. C’est pourquoi sans doute, elle reste perçue aujourd’hui comme une menace par les dirigeants de nombreux pays qui souhaitent au contraire imposer une vision simpliste de la réalité, au service de leurs intérêts.
"Écrire pour donner sens à ma vie. Pour éviter qu’elle ne demeure comme une terre en friche. Écrire pour affirmer certaines valeurs face aux égarements d’une société malade."
Charles Juliet – Écrire paru dans Il fait un temps de poème (Filigranes, 1996)
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