"Le poème apparaît souvent comme un éboulis de mots, dépourvus de sens pour l'œil non exercé." écrivait Andrée Chedid (Au cœur du cœur, 2010).

Celle justement dont le poème Destination : arbre était à commenter lors de l’épreuve du bac français pour les séries ES et S hier, lundi 17 juin 2019.

Thème global de l’épreuve : "Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours". Ensemble des sujets ICI.

J’entends ou lis depuis hier les commentaires d’adultes moqueurs car beaucoup de lycéen(ne)s ignoraient qu’Andrée Chedid était une femme. On glose sur leur niveau lamentable en orthographe, sur leur inculture, leur manque de sérieux... Et donc ?

Premièrement, il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas admettre que le sujet de ce bac français était difficile. Passionnant, mais difficile.

Deuxièmement, si de nombreux candidats ont instinctivement pensé qu’Andrée était un homme (malgré le -e final), c’est peut-être aussi parce que la présence des autrices dans les programmes scolaires est limitée (le mot est faible).

Troisièmement, si le niveau de nos jeunes, NOS enfants, est si médiocre, n’avons-nous pas en tant qu’adultes, en tant que société, une "petite" responsabilité dans l’affaire ?

Voilà des décennies que l’on glorifie les matières scientifiques. La voie royale pour réussir en tout, ce sont les maths/physiques. Voir les coefficients du bac français : 2 pour l’écrit « contre » 7 à 9 en maths pour les séries S, ou 7 à 9 en Sciences économiques et sociales pour les séries ES. Les études supérieures sont à l’avenant.

Voilà des décennies que l’on pointe du doigt les difficultés des jeunes à maîtriser la lecture ou le langage (et que l’on parle de réformer l’orthographe pour la rendre accessible...). Selon les derniers chiffres : 11,5 % des 16-25 ans sont concernés. Nous sommes en 2019, en France, où l’école est obligatoire de 6 à 16 ans, et plus d’un jeune sur dix ne lit pas correctement. Ces enfants ne sont sûrement pas moins intelligents que leurs grands-parents.

Les méthodes d’apprentissage sont-elles efficaces ? Le suivi par les parents est-il attentif ? Quid des moyens d’évaluation ? J’ai entendu dire, il y a quelques années, dans le milieu scolaire, que les évaluations avaient un caractère stigmatisant pour les enfants en difficulté. Or, quel autre moyen pour déceler les problèmes et les traiter avant qu’ils ne s’enracinent ou que l’élève ait perdu confiance ? On peut le faire avec bienveillance. La maîtrise de la lecture et de l’écrit, c’est évident, est essentielle dans tous les domaines.

Enfin, posons-nous la question de la transmission. Parmi les adultes qui se moquent aujourd’hui de l’inculture de nos jeunes, combien les emmènent dans les musées ? Combien lisent eux-mêmes ? Combien échangent avec leurs enfants sur leurs lectures, les auteurs qu’ils apprécient ? L’injonction "Il faut que tu lises" est la plupart du temps parfaitement stérile, en particulier avec les adolescents. C’est bien la transmission qui porte ses fruits, à condition bien sûr, qu’ils puissent maîtriser la lecture (voir plus haut).

"L’accès au livre, plus que tout, réclame des passeurs : on vient au livre parce que quelqu’un vous y a conduit. Et cela durant toute la vie. […] On ne peut faire aimer les livres que si on en a soi-même une fréquentation régulière et profonde." (Danièle Sallenave, « Nous, on n’aime pas lire », Gallimard 2008).

Nos enfants – ni plus ni moins que la plupart des parents - sont partout rivés sur les écrans. Dès le plus jeune âge, ils sont équipés sans accompagnement de tablettes ou de téléphones portables. Pendant ce temps de connexion, ils s’occupent tout seuls, cela a ses avantages. L’école propose désormais des classes numériques qui éloignent encore les élèves du contact avec le livre. Quant aux associations qui œuvrent sur le terrain dans la lutte contre l’illettrisme et agissent pour donner le goût de la lecture, elles le font souvent avec des moyens dérisoires. Tout comme les auteurs de livres, d’ailleurs (90 % perçoivent un revenu en droits d’auteur inférieur au SMIC).

À la télévision, les programmes de télé "réalité" mettent à l’honneur (et rémunèrent généreusement) une jeunesse désœuvrée qui peine à faire des phrases dans un français correct. Au lieu de valoriser les jeunes qui s’engagent dans la société, montent des projets solidaires, travaillent pour payer leurs études etc. Ils sont pourtant nombreux.

Bref. Chers adultes, avant de rire des prochaines "Perles du bac", de nous moquer de celui ou celle qui aura pris "Les Fleurs du mal" pour un parfum, ou Jean-Jacques Rousseau pour l’inventeur du Code de la route, demandons-nous peut-être, en tant que société, ce que nous avons fait (ou ce que nous n’avons pas fait) pour en arriver là. Et évitons d’ajouter le mépris à nos faiblesses et à nos incompétences.

Tag(s) : #Journalisme - rédaction

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