Zeina Abirached était l’invitée de la Bulle du Lundi proposée par l’association On a marché sur la Bulle - organisatrice des Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens – le 30 septembre 2019 à l’espace Côté Jardin de la Maison de la Culture. L’autrice franco-libanaise dont la voix singulière jette une passerelle graphique et poétique entre l’Orient et l’Occident est devenue une figure incontournable de la bande dessinée contemporaine. La conversation était animée par Justin Wadlow, délégué à la Politique culturelle de l’Université de Picardie Jules Verne.
Née en 1981 à Beyrouth au Liban, Zeina a grandi près de "la ligne verte", démarcation entre les quartiers de Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est pendant la guerre civile (1975-1990). "Mon enfance et une partie de mon adolescence à Beyrouth sont chargées de la guerre puis de la reconstruction qui favorisent le travail de mémoire", souligne la jeune femme. D’autant plus qu’au Liban aujourd’hui, "il y a comme un trou noir quand on évoque la guerre, le travail de mémoire officiel n’a pas encore eu lieu."
La lecture fut essentielle dès l’enfance pour Zeina. "J’ai grandi dans une famille où il y avait des livres et des albums de bande dessinée franco-belge notamment. Je me suis toujours réfugiée dans les livres. La librairie de Nadim Tarazi à Beyrouth m’a ensuite permis de découvrir des auteurs contemporains comme Moebius ou David B, des ouvrages importants comme Ici Même (Casterman, 1979) de Jacques Tardi et Jean-Claude Forest."
Jeune adulte, Zeina Abirached s’oriente vers des études de graphisme à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts (ALBA) et se met à écrire. "Pour [Beyrouth] Catharsis, confie-t-elle, je me suis rendu compte très vite que j’avais besoin du dessin et du rapport entre texte et image. Mais que faire des récits que je commençais à tisser ?". Les premières lettres qu’elle envoie de Beyrouth, alors que La Poste s’est tout juste remise à fonctionner, sont des lettres à des éditeurs franco-belges (il n’y a pas d’éditeurs de BD au Liban). Et les premières lettres qu’elle reçoit sont... leurs lettres de refus ! "J’avais l’impression d’avoir découvert le medium qui allait me permettre de faire quelque chose de ma vie, mais ça n’intéressait pas grand monde à l’époque."
En 2004, la jeune femme quitte Beyrouth afin de poursuivre un cursus sur les techniques d'animation 2D à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris (ENSAD). "L’éloignement géographique et personnel favorise l’émergence des souvenirs, raconte-t-elle. De Paris, c’est devenu une urgence de dire simplement « ça a eu lieu »." [Beyrouth] Catharsis et 38 rue Youssef Semaani paraissent en 2006 aux éditions Cambourakis qui viennent de voir le jour. Le "cycle sur la mémoire, sur la guerre" se poursuit l’année suivante avec Mourir, partir, revenir Le jeu des hirondelles (Cambourakis).
"J’avais envie depuis longtemps d’écrire une histoire un peu longue sur Beyrouth, le quartier", explique Zeina. À son arrivée en France, elle a visionné un reportage réalisé à Beyrouth en 1984 sur le site des archives de l’INA. Elle y a découvert une femme filmée dans une entrée d’immeuble où plusieurs habitants se sont mis à l’abri, qui prononce cette phrase édifiante : "Je pense, qu’on est quand même, peut-être, plus ou moins, en sécurité ici." Cette femme n’est autre que sa grand-mère… Très émue par cet épisode, Zeina l’insère dans son récit. Un huis-clos qui évoque une nuit de son enfance et la petite communauté de voisins dont la guerre a réduit l’espace de vie comme peau de chagrin. Dans Je me souviens - Beyrouth (Cambourakis, 2008), l’autrice revient aussi sur sa jeunesse dans la guerre, à la manière de Georges Perec (qui s’inspira lui-même du plasticien américain Joe Brainard).
Malgré la gravité des sujets abordés, le ton des albums de Zeina Abirached n’est pas tragique. "L’humour, c’est quand même extraordinaire pour raconter des choses terribles !" résume-t-elle. Il s’agit de rendre les choses supportables. Ainsi choisit-elle de dessiner un grand jeu de l’oie lorsqu’elle évoque les départs de sa famille forcée de fuir la guerre. "En pleine nuit, on prenait les vélos ! Ces voyages étaient subis, mais chaque fuite était déguisée en départ en vacances par nos parents un peu fous. Tout était fou à l’époque !". En 1990, lorsque Beyrouth retrouve son intégrité, Zeina peut aller pour la première fois à l’ouest de la ville : "j’ai alors commencé à parler en anglais ! J’ai mis du temps à comprendre que j’étais chez moi. C’est à ce moment que j’ai pris conscience de ce territoire et de la trace de la cicatrice que j’allais raconter bien plus tard."
Raconter mais en quelle langue, avec quels outils ? "J’ai toujours écrit en français mais peut-être que je dessine en arabe ?" plaisante Zeina, qui a reçu la nationalité française en 2010. "La littérature française a joué un rôle primordial. J’écris en français alors que les scènes de dialogue sont en libanais (arabe du Liban) dans ma tête. J’ai deux langues maternelles, ce n’est pas anodin". L’autrice équilibre ainsi dans ses histoires le texte et l’image, le noir et le blanc, avec une prédilection pour les motifs. "J’ai fait des études de graphisme, je suis intéressée par le pictogramme, le « Less is more », par le vide et le plein... En fait, le noir et blanc est venu par défaut. Quand on ne sait pas représenter quelque chose, il faut trouver des solutions graphiques efficaces (cadrage, angle de vue…). Je me suis débarrassée de tout ce qui n’était pas nécessaire à mon récit, comme la couleur. Puis j’ai ajouté les motifs."
La jeune femme utilise la tablette graphique pour travailler. Son dessin est tracé comme sur une feuille de papier. "Je suis très nulle en technologie, je me sers d’une version de Photoshop à 0,1 % de ses capacités ! J’écris et je dessine en même temps. J’ai besoin de garder le matériau frais. Le numérique offre une grande souplesse et correspond à ma manière de construire les histoires."
Avec Le piano oriental (Casterman, 2015), Zeina Abirached rencontre un grand succès populaire et critique. Elle relate dans cet album l’histoire vraie de son arrière-grand-père, Abdallah Kamanja, qui dans le Beyrouth des années 60, invente un piano capable de jouer le quart de ton spécifique de la musique orientale sans modifier l’apparence de l’instrument. L’autrice a interrogé et enregistré son grand-père, le fils d'Abdallah, puis comblé les blancs de l’histoire pour faire ce livre.
Le "piano bilingue" lui est apparu comme une métaphore parfaite de sa double culture. Elle a donc imaginé un récit double avec une partie autobiographique, mêlant sa propre histoire ("je tricote depuis l’enfance une langue faite de deux fils fragiles et précieux") à celle d’Abdallah. À partir du livre, un spectacle a été créé dans lequel Zeina dessine et raconte tandis que Stéphane Tsapis joue du piano. Un disque sortira bientôt. Un deuxième exemplaire du piano a même été fabriqué par Luc-André Deplasse, un accordeur belge. "Mon arrière-grand-père est le dernier membre de la famille qui vient de l’autre époque, tout cela me touche beaucoup", souligne Zeina.
Dans Prendre refuge (Casterman, 2018), livre écrit en duo avec Mathias Énard (Prix Goncourt 2015 pour Boussole chez Actes Sud), la dessinatrice prend des distances avec l’autobiographie et le Liban. Ce livre est le fruit "d’une longue conversation ininterrompue pendant deux ans" entre les deux auteurs qui communiquaient par WhatsApp ou par mail. Ils se sont connus au cours de lectures dessinées en 2015 et 2016. "J’étais très curieuse de découvrir ce que cela ferait à mon dessin de se décoller de l’autobiographie. Ça fait du bien d’accompagner l’univers d’un autre ! Mathias Énard n’a pas fait du Mathias Énard, il a écrit pour l’image, de manière à me laisser une grande liberté d’adaptation, de découpage. C’est un érudit, un grand lecteur de BD, sa carrière de scénariste de bande dessinée n’est pas terminée !"
Deux rencontres amoureuses s’entrecroisent dans Prendre Refuge. L’une se déroule de nos jours à Berlin, entre le discret Karsten et Neyla, une réfugiée syrienne à qui il donne des leçons d’allemand. L’autre se situe en 1939 en Afghanistan, entre l’autrice et aventurière suisse Annemarie Schwarzenbach qui voyage avec Ella Maillart, et l’archéologue française Ria Hackin. À une époque où les fascinants bouddhas de Bamiyan, "éternels gardiens du temps", étaient encore debout… De part et d’autre il est question de guerre, de déracinement, d’amour fulgurant, de ciels immenses. Dans cet album à nouveau, l’élégance et la créativité de Zeina Abirached font mouche et attestent du grand potentiel poétique de la bande dessinée.