Guerrières et soeurs en poésie Guerrières et soeurs en poésie

Paru en août 2021 aux éditions de L’Arche, Lettres aux jeunes poétesses est un recueil collectif initié par Aurélie Olivier, directrice de l’association lilloise Littérature, etc. qui porte notamment le festival Littérature, etc. ou Les Parleuses*, des ateliers itinérants et lectures-podcasts qui visent à diffuser le matrimoine littéraire. C’est après le week-end des Parleuses en septembre 2020 au Festival Extra ! du Centre Pompidou, qu’Aurélie Olivier a imaginé cet ouvrage auquel ont participé "Vingt et une poétesses, musiciennes, slameuses : Une armée de guerrières, agentes de leurs propres désirs, qui avance, prend la parole, confie ses combats et délivre la poésie de ses représentations traditionnelles." Son titre fait référence aux Lettres à un jeune poète (Insel, Leipzig, 1929) adressées par Rainer Maria Rilke à Franz Xaver Kappus.

 "Qu’auriez-vous envie d’écrire à un•e jeune poéte•sse ? Qu’auriez-vous aimé qu’on vous écrive lorsque vous étiez vous-même un•e jeune poéte•sse ?" Voici les questions posées aux femmes, ou personnes non binaires, choisies - "La sélection est aimante et kaléidoscopique" - par Aurélie Olivier qui n’envisageait pas, au départ, de rassembler leurs lettres dans un livre. Comme elle l’expliquait vendredi 3 décembre 2021, lors de la rencontre qu’elle animait au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil (Seine-Saint-Denis) avec Rim Battal et Milady Renoir, cet ouvrage donne de la visibilité aux femmes poètes dont l'histoire a effacé la présence, et fait le lien entre les générations.

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Dans le recueil, c’est Chloé Delaume qui ouvre le bal, décrivant sans ménagement à une "poétesse aspirante" le monde littéraire auquel elle va se frotter. "Je t’ai posé le contexte. C’est la guerre ma chérie. […] Tu seras parfois perçue comme un corps en pâture, t’étonneras de cette violence, toi qui n’es qu’écriture." Elle l’encourage cependant à ne pas renoncer et cet impératif est un trait commun à de nombreuses lettres, quels que soient la forme ou le point de vue adoptés : "Tu ne dois rien à personne, la politesse ne sert qu’à polir / Écoute tes intuitions et bénis ton temps / C’est un lieu d’auto-détermination radicale, depuis lequel tu œuvres à renommer le monde." (Marina Skalova), "Ne te laisse pas impressionner par notre langue, ne lui laisse exercer aucune autorité sur toi." (Sonia Chiambretto), "Fie-toi à ce qui te déchire : ton poème isolé : ton quartz définitif. Il surgira, fera surface, et te tiendra debout." (Édith Azam), "Tchimbé red pa moli ! / Tiens bon, ne mollit pas !" (RER Q).

En dépit de ses propres doutes, ses limites, les obstacles matériels, les pressions extérieures, les injonctions à s’exprimer comme ceci ou comme cela, les assignations à (com)paraître de telle ou telle manière dans l’espace public, la jeune poétesse est invitée à garder confiance et à s'affirmer. "Ose !" semblent lui dire collectivement ses aînées, puisque écrire est pour elle une nécessité. Comme l’indique Rim Battal à Montreuil : "La question de la légitimité de la poésie se pose à longueur de temps, et il faut essayer de la dépasser. C’est d’autant plus difficile pour les femmes pauvres, racialisées, les personnes non binaires…" Milady Renoir, qui anime des ateliers d’écriture, confirme que les participant(e)s viennent souvent y chercher "une validation". "Une fois que tu auras bravé ce sentiment profond d’illégitimité, et même s’il traîne encore, je sais que tu sauras déplier les portes de ton amour de toi", écrit Rébecca Chaillon.

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Dans leurs lettres, en vers ou en prose, nos autrices regardent souvent en arrière le chemin parcouru comme Ryoko Sekiguchi ("On n'entend plus parler de « poésie féminine » et je ne peux que nous en féliciter"). Elles s’adressent parfois à leur enfant, ou à l’enfant qu’elles étaient hier, comme Ouanessa Younsi ("Je n’oublie pas que j’écris pour te rejoindre") ou Adel Tincelin ("Chère moi, qui vient renaître à la vie dans ton propre corps vieilli"). Elles se souviennent des luttes et des sœurs de plume - Louise Colet, Mina Loy, Virginia Woolf, Renée Vivien, Violette Leduc, Colette Magny, Barbara, Mririda N’Ait Attik… - ces "poétesses sorties des abysses" qui ont compté pour elles, selon l’expression de Milady Renoir.

Et elles mesurent aussi, à l’aune de leurs propres histoires, ce qui est en train de changer pour les plus jeunes. "Je suis la queue de comète de ces générations de femmes prises dans les filets du silence dans lesquels on les avait mises. / Écrivaines. Peintres. Sculptrices. Musiciennes. Poètes. […] Je suis une poète. / Je ne suis pas une poétesse. / Il m’aura fallu cinquante ans pour me dire femme plutôt que fille. / Je ne renoncerai pas au mot poète. / Il m’aura fallu toute ma vie pour l’affirmer. / C’est mon combat. / C’est ma victoire. / Poétesse est le mot d’un sous-genre. D’une sous-catégorie. À part. / C’est ainsi que je l’entends. / Alors laisse-moi le mot poète. / C’est mon butin de guerre", témoigne Sophie G. Lucas. Les vingt et une voix du livre ne se fondent pas dans un chœur unique - heureusement - mais ce qu’elles disent chacune, ici et maintenant, est important et mérite qu’on y prête l’oreille. Les jeunes poétesses destinataires de ces lettres y puiseront sûrement une énergie féconde.

*Titre emprunté au livre Les Parleuses, écrit par Marguerite Duras et Xavière Gauthier, publié aux Éditions de Minuit en 1974.

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Tag(s) : #Coups de coeur et curiosités

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