Ariane Mnouchkine, metteuse en scène de la troupe du Théâtre du Soleil qu’elle a fondée en 1964, était à la Maison de la culture d'Amiens au côté de son directeur Laurent Dréano, pour une rencontre bord de scène très suivie par le public le 29 octobre 2022. Un évènement, cinquante-six ans après "le premier passage du Soleil à Amiens", peu avant l’inauguration de la Maison par André Malraux le 19 mars 1966.
C'est dans le cadre de l’École Nomade du Théâtre du Soleil qu'Ariane Mnouchkine était de retour avec une dizaine de comédiens. Neuf jours de travail avec 120 stagiaires, professionnels ou amateurs, sélectionnés sur candidature. Une première session en France pour cette école.
Ariane Mnouchkine : "L’École Nomade n’est pas une masterclasse, un cours d’art dramatique, mais une façon de partager avec des gens de tous âges, de leur faire comprendre, sentir encore plus, la façon dont le Théâtre du Soleil fait du théâtre. Ce que nous nous pratiquons, et non la leçon universelle du théâtre. Comment nous créons des spectacles. Comment mettre leur imagination sur le pied de guerre, mettre leur corps au service de leur art, recevoir, créer des liens. C’est faire du théâtre à la manière du Théâtre du Soleil. Il naît beaucoup de choses durant ces journées, ça nous étonne toujours. Le groupe est très sympathique, sans égo qui diffuserait de la frustration. Il y a une aménité. Même les choses ratées sont pleines d’enseignements, sans jugements expéditifs.
C’est émotionnellement fatigant le théâtre, ça raconte des émotions, et ça nous traverse. Quand il y a du théâtre on le reconnaît notamment grâce à la gratitude que l’on ressent face à cette émotion. Dans une époque "clivante" comme celle que nous vivons, je célèbre ce moment de pouvoir être en paix et de tenter d’expliquer comment nous faisons du théâtre, ce sont des moments qu’il faut savoir célébrer. Il n’y a pas tant d’endroits dans le monde où l’on offre cela ; la France nous l’offre. C’est une politique qui a des racines encore plus lointaines que la Maison de la culture, mais qui procède du même chemin.
Il faut faire du théâtre ! C’est une discipline majeure, entièrement fondée sur l’imagination qui est le muscle de la compassion. Le théâtre devrait avoir à l’école un statut particulier car il est multiple. Il faut faire du théâtre et que l’école accueille le théâtre. Je viens du théâtre amateur universitaire à Oxford, et j’ai compris un soir que c’était ça ma vie. Un coup de foudre. J’ai de la chance, je ne me suis pas trompée. J’ai compris que ce serait ma vie, que ce serait un navire, une troupe de gens partageant ma passion pour cette pratique… Le théâtre, même si on décrit une horreur, ça doit rester beau : c’est une quête de la beauté. Au Théâtre du Soleil, les enfants sont les bienvenus. Ils savent très bien se tenir, ils aident quand ils peuvent. C’est la pratique qu’il faut montrer, il ne faut pas cacher la souffrance ou l’effort que cela représente, les enfants n’ont pas peur de la difficulté.
Nous ne venons pas parler de théâtre, nous venons en faire, et nous avons besoin d’outils (costumes, chapeaux, sabres, rideau…), autrement nous nous dérobons facilement devant l’obstacle. Les musiques que nous apportons nous disent des choses, elles suscitent des visions. Tout cela pour éviter le blabla théorique. Notre rôle, c’est de les emmener au pays du théâtre, leur rappeler que leur trésor vital, c’est leur enfance. Pas leur infantilisme, mais ce moment où tout était possible. Nous appelons cela jouer, mais le monde entier appellerait cela travailler !
Nous avons eu une chance inouïe, en 1970, après six ans de nomadisme, nous avons trouvé une maison, La Cartoucherie. Cela fait partie des miracles qui ont émaillé notre parcours. Avant cela, je ne maîtrisais pas l’accueil du public. Ça ne ressemblait pas à mon rêve, pour des raisons légitimes (sécurité etc.) mais on n’embrassait pas le public. Les années passant, nous avons pu réaliser un accueil qui soit digne de l’effort du public parisien qui vient jusqu’au Bois de Vincennes, plutôt que de rentrer se mettre devant la télé. On pouvait faire l’effort de l’accueillir magnifiquement. Ça compte aussi dans l’accueil le dévouement, faire l’effort, laisser le temps. Faire un tout petit peu plus que ce qui est la règle…
Notre métier c’est de ne pas perdre notre enfance. L’enfance parfois, c’est de ne pas obéir, de ne pas se laisser enfermer dans des cases de plus en plus strictes. L’enfance, c’est de désobéir à bon escient. Il y a des lois auxquelles nous devons obéir (ou les faire changer) mais il y a des règles, des règlements néfastes à l’hospitalité, auxquelles il faut désobéir…
Je pense que le français dévale une pente terrible. Ça fait vieille réac’ mais les acteurs français, vous êtes les gardiens, les derniers remparts de la langue française. Ceux qui ne maîtrisent pas la langue perdent un instrument de pensée, ils se retrouvent exclus…
Quand on répète une pièce, on ne pense pas tout le temps au public. On ne pense pas à vous et je pense que c’est bien. Je me fie à ma propre émotion, à ma chair de poule, à mon envie de rire… Quelques semaines avant la représentation, on y pense techniquement : est-ce que c’est clair pour un public qui n’a pas fait le travail que nous avons fait ? Avant, nous sommes en conclave, sur une île battue par les vents, perméable au monde… L’École Nomade n’est pas une audition, c’est un acte gratuit, il n’y a pas de représentation à la fin. Pour une fois, il n’y a pas à produire, je ne demande pas un résultat mesurable. C’est un moment d’étude ensemble…
Le voyage en Orient, c’est mon trésor, ma cassette, c’est là où j’ai senti le plus de choses sur ce que je voulais faire comme théâtre. Les stages que j’ai fait ensuite, avec Jacques Lecoq notamment, ont été déterminants, ils m’ont apporté la confirmation."