Élise Maldue vient de Crèvecœur, petite ville picarde. Elle a 17 ans lorsqu’elle entre en classe préparatoire à la Cité scolaire d’Amiens. Son père est ouvrier, sa mère femme de ménage, ils n’ont pas les moyens de payer mais « quand ses parents s’apercevraient qu’en effet la bourse couvrait les frais de scolarité et d’internat, ils finiraient par accepter, non sans commentaires, le choix si prétentieux de leur fille. » Les premiers temps sont durs, elle ne manque pas de courage mais elle peine à trouver sa place. « Ce système lui démontrait son incompétence ; un monde tombait sur elle pour l’écraser. »

Pour financer ses études, elle travaille chez Audoux à Amiens, chocolatiers depuis six générations, « la boutique la plus prestigieuse de la ville ». Elle se heurte au mépris de la patronne mais comment s’imposer alors que « chez elle, on lui avait toujours appris qu’une bonne Maldue est une Maldue qui se tait » ? Lorsqu’elle se lie d’amitié avec la brillante Adèle Deflandre, jeune femme issue d’un milieu bourgeois que tout prédispose à la réussite, Élise découvre un monde dont elle ignorait tout. La villa au Touquet, le frère en école de commerce, la voile et le tennis, « par contraste, la misère de Crèvecœur lui apparaissait plus flagrante, plus insupportable encore ». Redoublant d’efforts, elle est admise à HEC puis s’en va étudier à Londres. De l’autre côté de la Manche, Élise tente d’effacer Maldue « cette fille qu’on pouvait maltraiter aisément ».  Elle devient Sylvia, comme si « Miss Môldyou » pouvait prendre un nouveau départ, enterrer ses origines modestes, la violence du père et la honte qui lui colle à la peau. En 2020, l’épidémie de covid déferle sur sa nouvelle vie…
 

Crèvecoeur, le roman d'apprentissage d'Emilio Sciarrino Crèvecoeur, le roman d'apprentissage d'Emilio Sciarrino

Paru en avril 2023, Crèvecœur (Belfond) est le deuxième roman d’Emilio Sciarrino après Jour couché (Le Rouergue, 2019). Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, agrégé d’italien et docteur en études italiennes, il a notamment enseigné en classe préparatoire… à Amiens. À travers le parcours d’Élise, transfuge de classe à qui rien n’est donné, le roman – tout en sensations - interroge et bouleverse. Peut-on échapper à son destin ? Devenir quelqu’un d’autre ? Exister, pour une femme, autrement que dans l’ombre d’un homme ? « Elle ressentit une haine farouche pour cette figure pâle et résignée, honteuse à tel point qu’elle avait préféré changer de nom, abandonner celui de ses origines pour une nouvelle version d’elle-même, tout aussi fausse que les précédentes, sans se rendre compte qu’elle recommençait le même parcours, sans se départir de celles qu’elle avait été. »

De Crèvecœur à Amiens, en passant par Londres, Le Touquet ou Paris, l’auteur nous emmène à la suite d’Élise, sur des voies imprévues. On s’attache à la jeune femme, on a mal lorsqu’elle se perd, lorsque le sort s’acharne. On aimerait lui dire : « n’y va pas, c’est encore une impasse » mais c’est bien à elle de tracer son chemin. La vie n’est pas un conte de fées et Emilio Sciarrino ne ménage pas l’héroïne de ce roman d’apprentissage moderne. Il y a un prix à payer, sans doute, pour conquérir sa liberté. [Photo : Emilio Sciarrino à La Théière de la libraire, Amiens, 28.06.23]

 « Elle avait compris, cet été-là, que pour fuir Crèvecœur à jamais, elle devait donner le meilleur d’elle-même, et cette pensée la hantait, la poursuivant nuit et jour, jusque dans le petit lit aux draps froissés, à l’odeur de métal. »
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