« J’avais deux méthodes de survie, avec deux objectifs opposés. J’étais partagée entre les deux.
Parler. Briser le silence. Pour ça, il fallait voir les choses. Les savoir. Les faire exister dans sa tête. Se les représenter mentalement. Supporter les images. Vivre avec elles. Trouver les mots qui leur correspondaient. Les exprimer.
Se taire. Ça permettait de ne pas avoir d'images dans la tête, de continuer à faire semblant. De ne pas savoir vraiment, de ne pas avoir peur, de ne pas donner corps à l'inquiétude, de ne pas donner de réalité à l'impression d'avoir une vie gâchée. » Le Voyage dans l'Est (Flammarion) de Christine Angot
Il y a longtemps que Christine Angot a choisi de ne plus se taire. L’écriture lui a permis, enfin, de s’exprimer dans des romans sans équivoque comme L’Inceste (Stock, 1999). Avec Une famille, son premier long-métrage, elle choisit de donner à voir. « Je veux qu’on voie, je veux qu’on sache, qu’il y ait une connaissance, une intelligence de ce qui survient. Je veux qu’il y ait la même vérité que dans un livre. Dans un livre, on n’observe pas, la scène apparaît, c’est tout. Elle n’a pas à être expliquée, elle s’impose par les mots. Là, ça doit être pareil, mais avec une preuve visuelle. »
Au moment de la promotion de Voyage dans l’Est (Prix Médicis 2021), elle retourne à Strasbourg. Impossible d’y aller seule, la caméra de Caroline Champetier va l’accompagner. Façon de conjurer la peur. Car dans cette ville, à treize ans, elle a rencontré pour la première fois son père, mort en 1999. Il l’a abusée sexuellement, l’obligeant à vivre sous le joug de l’inceste jusqu’à l’âge adulte. Il était alors marié et père de famille.
C’est à sa veuve que Christine rend d’abord visite, avec la violence qu’on lui connaît. Elle y a bien droit, à cette violence. Pendant des années, sa souffrance a été ignorée, méprisée, raillée. Elle va donc questionner, face à face, ceux qui composent sa famille, afin de comprendre comment ils ont été traversés par ce qu’elle a vécu.
Son film, bouleversant, en témoigne avec force : l’inceste est irréparable. Il n’y a pas de thérapie pour guérir une enfance ainsi piétinée. Mais il y a, pour l’entourage et la société, le devoir d’écouter, de reconnaître que cet intolérable, tabou suprême, existe en réalité. Cette conscience ne suffit pas à protéger celles et ceux qui en sont victimes, mais elle peut, peut-être, atténuer leur solitude. [Photos © Nour Films]