Ce samedi 04 février 2012, Philippe Lacoche, journaliste et écrivain, signe son dernier livre Des rires qui s'éteignent (Éditions Écriture) à Amiens, maison de la presse de la Galerie des Jacobins. En le voyant discuter avec un couple, devant une table où s'empilent ses ouvrages, l'image d'une autre séance de dédicaces vient se superposer à celle-ci.
Car c'est ainsi que tout commence dans Des rires qui s'éteignent, pour le héros Antoine. Un jour de "désenchantement étrange" dans une librairie de l'Aisne, un couple venu lui demander une dédicace, l'informe au détour de la conversation, que son amie Clara est morte en 1985. Lorsqu'il ressort de la librairie, Antoine est un peu sonné. Les blessures se rouvrent et les souvenirs affluent. Comme par réflexe, il se rend chez son ami Pierrot. Pris d'assaut par la nostalgie, il a ce besoin ordinaire de passer un moment avec un témoin du même passé.
Nous sommes dans les années 70. Antoine a 17 ans lorsqu'il fréquente Clara et son amie Katia. La première, fille d'un industriel argenté, vit dans une grande demeure bourgeoise d'un "bourg picard de presque Thiérache" : "A la fois émouvante, fragile, déterminée et élégante, elle était une grande fille urbaine dont la personnalité dispensait toute une culture. Une jeune bourgeoise qui avait choisi de s'habiller en fille de pauvre." Elle lit Kerouac ou Rimbaud, fantasme sur Jim Morrison.
Antoine, fils de cheminot, "vieil adolescent bouclé comme Dominique Rocheteau" vit une brève aventure avec Clara. Quelques étreintes passionnées, des fêtes, beaucoup d'alcool et de musique. Mais la jeune femme, papillon, ne reste pas longtemps posée au même endroit. Elle le quitte. La rupture est un peu dure pour Antoine. Il entretient alors avec Katia une relation physique, épisodique mais tendre, "une amitié améliorée".
Il y a trois personnages dans ce roman précise Philippe Lacoche : "les deux filles Clara et Katia, et leur époque". L'époque ? C'est celle d'une jeunesse qui a conquis sa liberté sur les barricades en mai 68. Une jeunesse qui ne veut pas ressembler à ses parents, qui a voulu briser ses chaînes, et après ? Le souvenir de la guerre n'est pas si loin. Les contours de l'avenir sont encore flous. Que vont-ils devenir ces jeunes adultes terribles et attachants, qui jouent aux grands mais que l'enfance talonne ?
"Trop de liberté tue la liberté", nous dit Philippe Lacoche. Certains, comme Jean-Bernard "avec son visage de Christ malade, ses yeux creux de syphilitique", ne sont déjà plus que l'ombre d'eux-mêmes, rongés par la drogue. D'autres vont se "ranger", enfiler le même costume que leurs aînés. Clara et Katia se brûleront les ailes ; elles meurent précocement. "Nous tentions de rire, de profiter de la vie, de nous "éclater", mais nous n'étions qu'inquiétude, angoisse et tristesse. Si tristes. Des enfants tristes qui ne savaient pas où ils en étaient".
Cela ne fait pas de différence (l'histoire est vraisemblable, peu importe qu'elle soit vraie), mais Clara et Katia ont vraiment existé sous d'autres noms. Et sont mortes trop jeunes. "Il y avait Clara et Katia, proches, rieuses, légères, insouciantes. J'entends encore leurs rires de jeunes filles. Comme des rires qui s'éteignent dans le soir, tout au bout de la nuit. Désormais, tout au fond de mes souvenirs."
Une fois encore -et c'est tant mieux- la Picardie chère à l'auteur, sert de décor à ce roman, avec ses rivières, ses villes ferroviaires, ses cafés... "Nous avions traversé des villages quasi déserts ; deux ou trois tracteurs agricoles qui semblaient autonomes, sans conducteurs, nous croisaient, pétaradants et rapides, imprudents et dangereux. D'énormes montagnes de betteraves se crevaient sous les coups des pelleteuses, fourches agressives dont les profils de dinosaure se découpaient sous un ciel sale."
Philippe Lacoche n'a pas écrit ce livre rapidement. Un premier jet d'abord, puis du temps pour "le laisser reposer". Et la reprise des 50 premières pages qu'il fallait "resserrer". L'exercice de construire un roman fait d'allées et venues entre le présent et le passé est difficile. Mais Philippe Lacoche maîtrise son sujet. Il sait donner au souvenir un éclairage particulier, grâce à ce qu'Antoine est devenu et au recul qu'il a pris désormais. Était-il amoureux de Clara ? Il n'en est même pas sûr.
L'écriture respecte le processus de la mémoire et ses mécanismes. Les scènes de jeunesse qui reviennent à l'esprit d'Antoine se présentent sous forme de flashs successifs. Des souvenirs "en enfilade" comme des séquences de cinéma. Un détail surgissant d'un souvenir précis, en appelle un autre tout à coup. Et ainsi de suite. Il arrive que la mémoire tâtonne, hésite. Puis elle précise et se reprend.
Quand on referme ce roman de Philippe Lacoche-écrivain-musicien, on a envie d'écouter The Kinks, The Doors ou Procol Harum. On se prend à regretter les bars enfumés et le son des juke-box. Ce livre rappelle l'atmosphère Des petits bals sans importance. On y croise d'ailleurs aussi Rico l'accordéoniste, "clown triste" qui communique toujours au lecteur une étrange émotion. Philippe Lacoche est un artisan des choses simples, mais auxquelles le temps va donner un charme unique en les effaçant peu à peu. Le temps, et son style littéraire.
Alors que faut-il faire de nos souvenirs ? Les laisser nous revenir. Vivre avec eux. Cohabiter sans qu'ils nous enchaînent non plus, ou nous dictent leur loi. Un équilibre subtil, difficile à trouver. Mais se souvenir, c'est aussi prolonger ceux qui ne sont plus là, "payer sa dette" comme disait Rico. Les faire vivre dans nos mémoires (ou mieux encore : les coucher sur les pages d'un roman !), c'est rendre hommage à leur souvenir, leur dire un peu "merci" en somme, pour ce qu'ils ont été.
"Il ne faut pas ranger ses souvenirs comme du linge propre dans une armoire. Les souvenirs doivent être portés. Ils servent à se protéger du froid du temps qui passe. Qu'importe s'ils sont dépareillés, s'ils figurent un désordre déroutant, un goût douteux. Ils sont là, importants, capitaux. Ils tombent sur nous comme une pluie de plomb fumant sur nos ombres qui fuient."
La revue chiendents (Éditions du Petit Véhicule) a consacré son 4e numéro, Le hussard d'automne, à Philippe Lacoche. Une vingtaine de belles plumes (parmi lesquelles Eric Holder, Jacques Béal, Alexis Salatko, Patrick Besson, Pierre Mikaïloff, Antoine Piazza, Hervé de Chalendar...) se sont penchées sur "le cas Lacoche", sous la direction de Roger Wallet, le rédacteur en chef de la revue. Entre l'intime et l'auteur, le musicien et le journaliste, Philippe Lacoche se dessine : un homme en cohérence avec l'œuvre qu'il cisèle, année après année.