Jeudi 07 mars 2013, j'ai eu l'honneur d'animer la rencontre-débat avec Guillaume de Fonclare concernant Dans tes pas (Ed. Stock) à la librairie Martelle d'Amiens. Dans son premier récit paru en 2010, Dans ma peau (Ed. Stock), il évoquait la maladie qui le prive peu à peu de son autonomie dans de grandes douleurs, son "errance diagnostique" et le lien intime l'unissant aux soldats de la Première Guerre mondiale. Il était alors directeur de l'Historial de la Grande Guerre à Péronne (80), poste qu'il a dû quitter à cause de ses problèmes de santé.
Avec Dans tes pas, il nous livre un nouveau récit tout aussi dense et poignant que le premier, dans lequel il est question notamment du suicide de son grand ami Serge. "Un matin, tu déposes en voiture tes filles à l'école, tu vas jusqu'à l'immeuble où se trouve ton bureau, tu te gares sur ta place de parking, tu entres dans le hall, tu prends l'ascenseur jusqu'au cinquième étage, l'étage en travaux où, à cette heure, il n'y a personne, tu poses ta veste sur le dossier d'une chaise pour ne pas qu'elle se froisse, tu pousses une table sous une fenêtre, tu montes sur la table et tu ouvres la fenêtre, tu sautes sans un cri, et tu te brises en contrebas. Tu vis encore, les pompiers t'amènent à l'hôpital, où une équipe chirurgicale passe la matinée à essayer de te sauver. Peine perdue, en début d'après-midi, c'est terminé, tu as réussi, tu es mort."
Serge n'a laissé aucune explication à son terrible geste. Face à ce silence, Guillaume de Fonclare est assailli par toutes les questions qui tenaillent l'entourage des personnes suicidées en pareilles circonstances. "Nous construisons nos hypothèses sur du vent et sur notre petit savoir de toi."
L'hypothèse professionnelle d'abord, puisque l'ami est mort sur son lieu de travail. Serge avait commencé en bas de l'échelle et gravit tous les échelons de sa "grande compagnie". La réussite conduirait-elle au suicide au même titre que l'échec ?
"Je n'ai pas cherché à écrire un pamphlet, ni à régler des comptes", nous dit Guillaume de Fonclare. Il s'interroge cependant sur le mode de management de certaines entreprises : la pression, la performance, ces promotions qui ne se refusent pas, sous peine d'avoir l'air de manquer d'ambition... Serge doutait-il de ses compétences au point de vouloir disparaître ?
D'autres hypothèses se dessinent dans l'esprit de l'auteur qui finit par écrire : "tu me dis que tu ne veux pas être réduit à une succession de causes et de conséquences." Le mystère de cette mort, ô combien brutale, doit être respecté, sans doute.
Mais comment admettre que le grand ami, celui qui appartenait à "la courte liste de ceux en qui on a toute confiance" et avec qui l'on savait partager de longs moments de silence, ait fait ce choix sans donner le moindre signe ? Dans le livre, l'auteur emploie naturellement le "tu" pour s'adresser au disparu. "Il ne pouvait pas en être autrement, dès que l'écriture a commencé" explique-t-il. La littérature, comme prolongement du dialogue interrompu entre les deux amis...
Guillaume se demande ce qui lui a échappé, ce qu'il aurait pu dire, ou taire au contraire, pour empêcher ce geste. Il imagine que peut-être, chez Serge, "le bonheur n'était, en réalité, que du malheur déguisé." Ce suicide signifie violemment à Guillaume de Fonclare que l'on ne connaît jamais vraiment les gens, même nos plus proches.
"Chaque individu garde donc une part d'ombre. Cela remet en question beaucoup de choses. En qui peut-on vraiment avoir confiance ?" Il reconnaît cependant que ce mystère fait le sel de la vie. "Si les gens que l'on rencontre étaient livrés avec un mode d'emploi, ou fonctionnaient comme des ordinateurs, il n'y aurait plus d'intérêt à les connaître."
Entre certaines pages du récit, on sent encore la colère de l'auteur contre son ami, "machine sans coeur marchant vers l'autodestruction, mécanique ronronnante de santé." Alors qu'il lutte contre une maladie invalidante et "un corps qui le fuit", Guillaume de Fonclare peine à accepter que Serge, "solide gaillard en bonne santé" ait choisi de s'écraser au sol.
Lui-même a pourtant envisagé le suicide comme une hypothèse intellectuelle "Un néant auquel j'ai souvent songé, dont l'idée s'est immiscée doucement dans ma pensée comme une option parmi d'autres puis comme l'option qui me délivrerait à la fois du corps et de l'esprit." (Dans ma peau, 2010). Il n'en a jamais parlé à Serge...
Dans tes pas est construit autour du cheminement de l'auteur vers Notre-Dame-des-Vignes, une chapelle qui se trouve à 600 mètres de chez lui et qu'il a décidé de rallier à pied, à force d'efforts. Chaque jour, il tente donc de faire quelques mètres de plus que la veille, pour atteindre cette chapelle qui représente beaucoup pour lui.
Guillaume de Fonclare est à la fois "athée pratiquant" et "homme d'églises". Il en aime le silence, "denrée si rare aujourd'hui". Il n'a pas la foi mais il est touché par celle des autres, par la ferveur et le savoir-faire de ces hommes du passé qui ont bâti de tels édifices pour l'amour de Dieu.
Alors qu'il chemine vers cette chapelle, des ombres qu'il n'a pas convoquées surgissent autour de lui. Celle de Serge, bien sûr. Mais aussi celle de son père, pilote décédé dans un accident d'hélicoptère quand il avait dix ans : "mon père est un héros et je cours comme je peux derrière une silhouette qui, chaque jour, s'estompe davantage. Mon père est un héros, et au carrefour d'en haut, je cherche cet inconnu qui s'en va."
Il a fallu grandir en essayant d'être à la hauteur de ce père héroïque dont le souvenir s'effaçait. Guillaume de Fonclare sera pour sa part "le premier maillon d'une chaîne" auquel sa descendance pourra se référer, s'opposer s'il le faut...
Guillaume pense beaucoup aux deux petites filles de Serge qui devront porter le deuil si particulier du suicide de leur père : "tes filles viendront me voir et elles me demanderont des comptes." Ce livre pourra-t-il leur donner des éléments de réponse ? "Non, répond l'écrivain, mais il leur montrera que leur père était estimable, et que nous -les adultes- nous nous sommes posé les mêmes questions qu'elles."
Guillaume de Fonclare s'est livré à "cette revue de détail que font les quadragénaires au mitan de leur vie, décortiquant le passé en jetant des regards inquiets – ou confiants, c'est selon les conditions d'existence et les tempéraments – vers l'autre partie du parcours." Malgré la maladie, il se sent aujourd'hui plus heureux que lorsqu'il travaillait. Il a développé une acuité, "une observation tatillonne de la vie qui va" et une capacité à saisir l'instant, qu'il n'avait pas avant.
Alors qu'il craignait de quitter l'uniforme de directeur de l'Historial, d'être "socialement mort" ensuite, il est désormais reconnu en tant qu'écrivain, pleinement conscient que la vie est un bien précieux et qu'il faut la vivre intensément : "Je me suis épuisé à donner le change, en perdant de vue qu'il me faut vivre pour moi-même avant toute chose, si je tiens à vivre avec les autres."
Même si son auteur n'a pas cherché à écrire un plaidoyer contre le suicide, Dans tes pas, témoignage littéraire et poétique, en est un par la force des choses. Malgré les épreuves, ou grâce à elles peut-être, Guillaume de Fonclare reste un homme debout.
"De toi, je n'ai rien appris du mystère de la vie,
et celui de la mort s'est fait plus épais.
Cependant, c'est le murmure de ta voix qui m'encourage
à exister et à demeurer debout,
et l'énigme de ta fin m'encourage à vivre pleinement ;
rien n'est assuré pour quiconque,
joie, bonheur, tristesse ou désespérance."
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