Jeudi 29 novembre 2012, j'ai eu le plaisir d'accueillir Olivier Adam lors de la rencontre consacrée à son dernier roman, Les Lisières (Ed. Flammarion) à la Librairie Martelle d'Amiens. L'histoire de Paul, quarante ans et des poussières, écrivain et scénariste qui ressemble à s'y méprendre à l'auteur lui-même.
Sa femme Sarah, qu'il aime toujours profondément, vient de le quitter. Le voici privé de ses enfants, de sa maison bretonne. Anéanti. "J'avais le sentiment d'avoir été expulsé de moi-même. Depuis six mois je n'étais plus qu'un fantôme, une écorce molle, une enveloppe vide."
À ce moment son frère, François, lui demande d'aller "pour une fois" passer quelques jours auprès de leurs parents dans la cité pavillonnaire de région parisienne où il a grandi. Le retour dans cette ville de banlieue est une épreuve pour Paul. Il a passé vingt ans à fuir, à Paris d'abord, puis en Bretagne. Vingt ans à ne jamais prendre racine, à déserter les lieux et les personnes qui appartenaient à son passé, à n'écrire que sur des pages vierges. "Ma vie était faite de blocs successifs et indépendants les uns des autres, des morceaux qui ne se joignaient pas, dont ne subsistait aucun témoin continu."
Paul n'a pas seulement fui ce qu'il y avait autour de lui. Il a aussi essayé de s'affranchir de la Maladie, "cette morsure absurde qui jamais ne desserrait les dents ; absurde et sans cause." Après l'anorexie, l'alcool et les médicaments, il a réussi à la tenir en respect au bord de la mer, auprès de sa femme et de leurs enfants. "Sarah m'avait fait venir au monde. Puis elle m'avait ramené chez moi, au bord extrême du pays, là où finissait la terre. Face aux grandes étendues." Jusqu'à ce que tout s'effondre, que Sarah ne parvienne plus à le porter, qu'elle mette un terme à leur histoire commune.
En banlieue parisienne, Paul retrouve ses amis de jeunesse. Les souvenirs du passé se mêlent au présent. Voici ce qu'ils étaient, voici ce qu'ils sont devenus... Ces lisières qu'évoque Olivier Adam, ce sont les zones périphériques, mais aussi les classes moyennes qui s'y entassent, loin des centres névralgiques ou culturels. Une majorité ignorée.
Ces endroits et ces personnes, lui semblent exclus des décisions politiques, de la littérature française (alors qu'ils sont si présents dans la littérature américaine). Les livres qu'il écrit visent à corriger des manques, des absences. Ses personnages sont chauffeurs de taxi, caissières, infirmières ou chômeurs. Ils vivent en province, se débattent avec des préoccupations qui sont les nôtres. "Aujourd'hui le Graal c'est un CDI à temps complet."
Paul s'est extrait de son milieu d'origine par l'écriture. Il a pris cet ascenseur social (bien aléatoire aujourd'hui) dont on vante les mérites. Et pourtant. "En dépit de tout ce que je pouvais en dire ou écrire, je n'étais plus d'ici. Et puisqu'il semblait acquis que je ne serais jamais non plus d'ailleurs, j'étais désormais condamné à errer au milieu de nulle part."
Les anciens amis de Paul ne le considèrent plus comme appartenant au monde qui les a forgés. Ses parents ont un sentiment d'infériorité qui crée un malaise entre eux. Et Paul lui-même se sent étranger à la bourgeoisie intellectuelle qu'il côtoie désormais. Il n'appartient pas au microcosme culturel de Saint-Germain-des-Prés, dont il ne possède pas les codes. Olivier Adam nous explique qu'il a voulu évoquer "le sentiment d'être surclassé, d'être un imposteur dans ce nouveau milieu." Sentiment à la fois paranoïaque, et dû à l'image que les autres lui renvoient réellement.
"I have no idea how this happens. All of my maps have been overthrown
Happenstance has changed my plans. So many times my heart has been outgrown
Now everybody's feeling all alone. Can't tell you who I am
When everybody's feeling all alone. Can't tell you who I am"
Ce roman est profondément ancré dans l'actualité de l'année 2011. En mars, un tsunami ravage l’est de la région du Honshu au Japon. Les images affluent sur les téléviseurs. Cette dévastation fait écho à celle que Paul ressent intimement. Il a passé là-bas les plus belles heures de sa vie en compagnie de sa famille, "jours lumineux comme des tombées d'azur" dont il doit faire le deuil. Doublement.
En toile de fond également, les élections cantonales et la montée du Front national. "La Blonde" séduit les classes populaires. À commencer par le père de Paul, avec qui il entretient une relation si crispée. "Les discours de certains ministres d'État ont libéré une parole xénophobe, des propos de comptoir qui existaient de manière latente, constate l'écrivain. Alors que le véritable ennemi, le chômage, ne trouve pas d'adversaire à sa taille, les politiques dressent les uns contre les autres. Ils divisent pour mieux régner."
Paul voit aussi dans la montée des extrêmes, le regret chez certains d'une jeunesse perdue et réinventée : "Il me semblait qu'un pan entier du pays vivait avec un œil dans le rétroviseur, la pédale sur le frein, la nostalgie d'un temps qui n'avait pas existé en bandoulière, du sépia plein les doigts."
Souvent qualifié d'auteur "social" comme il l'évoque dans le livre, Olivier Adam a le talent de dire la société dans laquelle nous vivons, à partir du paysage intérieur de ses héros. Le lien entre l'intime et le collectif est permanent dans ses romans. Il lui semble impossible de dissocier chez quiconque, ce qui provient de sa propre psychologie, et ce qui est le produit de la société dans laquelle il évolue.
Par l'intermédiaire de son double Paul, il nous livre une réflexion passionnante sur le métier (ou la vocation) d'écrivain, dont la réalité (et la nécessité) sont quasi impossibles à partager. "Et bon nombre de nos dissensions provenaient de ce que justement ce travail était difficile à appréhender, qu'il ne connaissait ni horaires ni repos, à table sur la plage dans notre lit en vacances en ville j'y étais encore, quand j'écrivais un roman j'y étais en permanence, et mon absence naturelle s'en trouvait comme décuplée..."
L'écrivain doit-il rester en lisière justement, un peu en retrait des choses pour en rendre compte ? "Oui, certainement. dit Olivier Adam. Il doit s'écarter, faire un pas de côté, afin de mieux observer et s'imprégner de la réalité. Ce qui ne simplifie pas sa vie sociale." Il doit se nourrir de son propre vécu. Pour autant, l'auteur ne croit pas beaucoup au pouvoir de l'autobiographie. À la réalité, il adjoint donc la fiction. Le "mentir vrai" dont parlait Louis Aragon ? "J'aime tordre la vérité, pour que partant d'un je, on atteigne le nous".
Le propos n'est pas nombriliste, Olivier Adam garde en ses personnages, comme en lui-même, ce qui peut avoir valeur d'exemple, de référence, ce qui peut faire écho chez ses lecteurs et ses contemporains. Il a l'habitude dans ses livres, de dépouiller ses héros de tout ce qui les tient debout, pour voir de quelle façon ils se relèvent, et s'ils se relèvent... C'est selon lui dans ces moments d'extrême désespoir ou de dénuement, sur le fil du rasoir, que l'on perçoit le mieux l'humain.
Dans Les Lisières, Olivier Adam cite Annie Ernaux dont le travail sur la relation à l'écriture a été fondateur pour lui. Lorsqu'elle explique sa démarche, la proximité entre les deux auteurs est évidente : "Pour sauver de l’effacement des êtres et des choses dont j’ai été l’actrice, le siège ou le témoin, dans une société et un temps donné, oui, je sens que c’est là ma grande motivation d’écrire. C’est par là une façon de sauver aussi ma propre existence."(L'écriture comme un couteau : Entretien avec Pierre-Yves Jeannet. Annie Ernaux Ed. Stock)
j'avais finalement retenu ceci : on est ce qu'on peut. a certes le devoir de l'être de son mieux mais enfin, on st ce qu'on peut."
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