Il y a onze nouvelles dans le recueil de François Thibaux : Les rois barbares (Ed. de la Librairie du Labyrinthe). Onze histoires parfois déployées sur plusieurs chapitres, que l'éditeur amiénois Philippe Leleux a reçues comme un cadeau alors que les grandes maisons rechignaient à les publier. Les nouvelles - dit-on - ça ne se vend pas. Il n'a pas hésité longtemps avant de les ajouter à son catalogue, qu'il en soit remercié.
Avec Les rois barbares, François Thibaux remonte le temps, de 2015 à 1950, de la "terre grasse" de Picardie, "pays de brume et de pluie", jusqu'au désert de cailloux et de sable où la mort va frapper, encore. Car elle frappe souvent dans le livre, et dès la première nouvelle, contrariant sans pitié les amours qui éclosent, réduisant les chairs vives à l'état de fantômes. Dans sa postface l'écrivain Vincent Guillier appelle François Thibaux "l'ami des ombres". Il est vrai que le recueil en est peuplé. Bienveillantes, hagardes ou même hostiles, elles sont toujours tenaces.
Dans Gel, qui ouvre le recueil, trois voix différentes s'expriment tour à tour dans chacun des chapitres : Sylvestre Courtançon se présente ainsi : "De moi, homme de peu, nul ne dit rien. Et personne ne me parle. Mes dépliants publicitaires boursouflant ma sacoche, je marche sous les étoiles, le long des étangs gelés." L'homme est épris de la jeune couturière du village, Florence Valsery, boiteuse sublime, "trop jolie pour être malheureuse". L'aimera-t-elle en retour ? "Il avance, l'homme que j'attends. Il parle seul. Sa voix résonne dans la forêt."
Dans Oncle Max aussi, il est question d'amour, et de mort, et d'attente. Maximilien Daquitaine, lieutenant au 16e régiment de dragons, né sous les platanes du Sud, a vingt-sept ans en 1914, lorsqu'on l'envoie se battre, loin de chez lui et de sa nièce Gabrielle, "petite fille rieuse qui l'adulait et qui, toute sa vie, n'attendrait que lui". "- Quand vous reverrai-je, Oncle Max ? - Dans un siècle, ma belle ! Dans cent ans d'ici, je te retrouverai !" Chez François Thibaux, la mort est contrariante, mais pas définitive. Les promesses lui survivent quelquefois. La vie est âpre, quant à elle, et la violence latente, comme en témoigne le titre du recueil emprunté au livre de Jules Michelet, Histoire de France, tome 1 (Ed. A. Lacroix et Compagnie, Paris, 1880) :
"Qui a coupé leurs nerfs et brisé leurs os, à ces enfants des rois barbares ? c’est l’entrée précoce de leurs pères dans la richesse et les délices du monde romain qu’ils ont envahi. La civilisation donne aux hommes des lumières et des jouissances. Les lumières, les préoccupations de la vie intellectuelle, balancent, chez les esprits cultivés, ce que les jouissances ont d’énervant. Mais les barbares qui se trouvent tout à coup placés dans une civilisation disproportionnée n’en prennent que les jouissances. Il ne faut pas s’étonner s’ils s’y absorbent et y fondent, pour ainsi dire, comme la neige devant un brasier."
François Thibaux fait dans la littérature qui a du souffle, et des tripes ! Il ne se dérobe pas quand il s'agit de raconter et son regard sans concessions n'abolit pas la poésie, ni celle des hommes, ni celle de la nature : "Ici, hêtres, chênes, frênes, érables, peupliers, bouleaux et saules marsaults s'enchevêtrent, s'enlacent comme des amoureuses. Épaule contre épaule, leurs racines à demi déterrées dessinant sur les pentes des tibias, des crânes, des bras ou des têtes de tortue, ils se penchent et forment au-dessus des cours d'eau des voûtes sous lesquelles règne une immobilité que rien ne perturbe, hormis, soudain, de grands cris en plein ciel." (L'écureuil)
Le 12 mai 2017, à la librairie des Signes de Compiègne (60), l'écrivain qui réside près de Soissons dans l'Aisne, lisait quelques extraits de son ouvrage. L'occasion pour Philippe Leleux de préciser que les noix photographiées en couverture du livre provenaient de son jardin et qu'elles renvoyaient à la fois à la page 27 ("Voûté comme à l'accoutumée, il ramassait des noix géantes qui, ne se conservant pas, finissent dans les caves entre les dents des souris affamées. Nous les appelons, par plaisanterie, « les noix Tchernobyl ».") et à l'image d'une cervelle dans un casque de soldat.
On connaît peu François Thibaux et on a tort. La douzaine de titres qu'il a publiés ont été salués par la critique. Il a reçu le Prix Paul-Léautaud en 1997 pour Notre-Dame des Ombres (Le Cherche midi) et le Prix Joseph-Delteil en 2000 pour Le Guerrier nu (Ed. Denoël), un roman qui évoque l'histoire de son père, Pol Thibaux (1914-1963), militaire Compagnon de la Libération. Si l'écrivain puise dans la réalité afin de nourrir son imagination (Madame est morte s'inspire du suicide en 2012 de l'épouse d'un ministre français), c'est le travail d'orfèvre de la langue, le style de la phrase où rien n'est laissé au hasard, qui donnent à ses histoires leur force d'évocation. Simplement admirable.
"Qui vit là-haut ? Le saura-t-on un jour ? Ici, la nuit pèse. Et les voix disparues reviennent. Elles insistent, se prolongent. "