Dans son dernier livre paru fin 2012, le journaliste et écrivain picard Jacques Béal fait revivre le quartier Saint-Leu d'Amiens, des années 50 aux années 70.
Mars 1951, les travaux de reconstruction s'accélèrent après une Seconde Guerre mondiale qui a profondément meurtri la ville. La Tour Perret est en chantier : dix de ses 27 étages sont déjà construits, "un peu de New-York à Amiens" pense Louise Bancquart, héroïne de l'histoire. Lasse de son emploi de dactylo à la manufacture Cosserat, Louise a décidé d'investir ses économies dans le Café Arthur, dont le propriétaire criblé de dettes vient de se pendre.
"Au cours de sa balade, la vie de Saint-Leu lui apparut se racontant de pas de porte en pas de porte devant les mêmes maisons basses en torchis ou en briques rouges. Des femmes au franc-parler avaient des conversations débridées. Louise pénétrait dans un lieu d'humanité où les bonheurs comme les malheurs se partageaient, où des vies s'associaient à celle des autres, où des traditions se poursuivaient depuis des siècles. Elle souhaitait se fondre au plus vite dans cette population et y être adoptée. Il est des lieux qui ressourcent, qui donnent une seconde chance dans la vie. Saint-Leu, pour Louise, était de ceux-là."
Des travaux de rénovation, un rayon épicerie et le sens de l'accueil de la commerçante ne tardent pas à séduire les clients. Louise apprécie son environnement et le "brassage des populations et des classes sociales aux différentes heures de la journée." Son café, rebaptisé Au Sourire d'avril, devient le point de rencontre des ouvriers de la brasserie Delaporte ou de la teinturerie Lemoigne. Il accueille les déménageurs de Petersen, les grossistes du marché Parmentier, quelques anciens, des mères de famille ou les enfants de l'école voisine.
Parmi eux, il y a Marc Boismont, Pierre Martin, Victor Lemoigne et Isabelle Lacmé, fédérés autour de leur instituteur Maurice Darras, qui fait renaître dans le quartier la tradition du théâtre de marionnettes picardes, ché cabotans.
Le lecteur va suivre les aventures des jeunes amis de Louise sur trois décennies ! L'occasion pour l'auteur de nous faire (re)découvrir les traditions locales, et de nous immerger dans une époque aujourd'hui révolue, celle des sculpteurs sur bois, des maîtres verriers ou des moulins à eau. Les années yéyé sont aussi à l'honneur avec Isabelle dont on suit le parcours depuis le rayon Disques des Nouvelles Galeries jusqu'aux clubs de Saint-Germain.
Les personnages de Jacques Béal, ancrés dans Saint-Leu, "quartier indompté, où les règles s'écrivaient différemment" tracent leur sillon, comptant sur la bienveillance et la discrétion de Louise. Elle-même navigue entre son travail, un amour illégitime et un engagement sans faille pour Saint-Leu devenu toute sa vie.
Avec les années 70, la physionomie du quartier change. Thomas Vitz, jeune scénariste parisien à la vie sentimentale tourmentée, vient s'y installer pour écrire et prendre du recul. C'est son regard que Jacques Béal choisit alors comme point de vue pour aborder les mutations que subissent Saint-Leu et sa population.
Il faut rénover, et à ce titre, les habitants doivent parfois être expropriés. Un projet de parking menace quelques jardins privés. Le traditionnel marché sur l'eau, au cours duquel les hortillons acheminaient leur production en barque à cornet, devient un banal marché à camionnettes. Les réactions oscillent entre résistance au changement et passivité... une page d'histoire locale se tourne.
Au Sourire d'Avril a véritablement existé dans Saint-Leu et Jacques Béal s'est inspiré de la vraie Louise pour inventer le personnage de son roman. L'attachement de l'écrivain pour le quartier dans lequel il a vécu dix ans, et le "petit peuple" qu'il décrit, est évident. Il en restitue la solidarité, l'esprit de liberté, la méfiance et la mauvaise réputation. Il ravive la mémoire de ce temps où les étudiants et les touristes ne s'étaient pas encore emparés de Saint-Leu. Et on l'accompagne de bon cœur dans son voyage dans le temps.
Merci à Daniel Devisme pour les photos ©Archives départementales de la Somme cote 36 FI 1/1-32, Phot. Daniel Devisme, 1972