Après Tu montreras ma tête au peuple (Gallimard, 2013) et Évariste (Gallimard, 2015), François-Henri Désérable mène l'enquête dans son dernier roman sur Un certain M. Piekielny (Gallimard). Cet homme, que Romain Gary (1914-1980) compare à une "souris triste" dans son roman autobiographique La Promesse de l'aube (Gallimard, 1960), était le seul voisin à croire à la gloire que Mina Kacew prédisait à son fils, le petit Roman, bien avant qu'il ne devienne Gary. Au point de lui faire un jour cette demande insolite : "Quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire... Promets-moi de leur dire : au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny...". L'écrivain-diplomate l'affirme dans son livre, une fois devenu célèbre, il a tenu parole.
"On croit que l'écrivain choisit toujours le sujet de ses livres. […] Or ce n'est pas toujours le cas, en tout cas pas souvent, pour ainsi dire jamais." Et Désérable de raconter de quelle manière une série de coïncidences troublantes (et authentiques), le conduit en mai 2014 à Vilnius en Lituanie, devant ce n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, l'immeuble où Gary a habité de sept à onze ans entre 1921 et 1925. Et de raconter encore de quelle manière presque aussi troublante La Promesse de l'aube a marqué ses dix-sept ans à Amiens. "Je devais mener l'enquête, je n'avais plus le choix. Il faut savoir s'incliner face à la combinaison des hasards qui gouverne nos vies." C'est ainsi que chez notre auteur, le hasard se convertit en nécessité littéraire.
Pendant deux ans et demi, il est "obnubilé par la gentille souris de Wilno". Il recherche Piekielny dans l’œuvre de Gary, dans celle de Gogol, sur Internet, dans les archives de Vilnius : "si le paléontologiste n'ayant en tout et pour tout que l'humérus et deux vertèbres avait pu reconstituer le dinosaure, que ne pouvais-je en faire autant avec une souris ?" La Promesse de l'aube évoque la fin tragique de Piekielny, à l'instar de millions d'autres Juifs, dans les fours crématoires des nazis. Quelques détails, sans plus, sur sa barbe roussie par le tabac, son apparence soignée... ça ne fait pas un roman. Il va falloir broder.
L'exercice sied bien à l'auteur, qui déjà recomposait l'histoire d'Évariste Galois dans son précédent livre. "On l'imagine", "je veux croire", "Je n'en sais rien. Quelqu'un seulement le sut-il ?" ... De conjectures en digressions, Piekielny prend corps et âme dans le récit. Peut-être son existence n'est-elle rien d'autre qu'une invention littéraire ? (Gary ne se serait pas gêné !). Peut-être la littérature fut-elle au contraire une opportunité de sauver le brave homme de l'oubli ?
Vilnius/Wilno renaît aussi dans le roman. Plus qu'une toile de fond, la "Jérusalem de la Lituanie" révèle ses blessures d'"Atlantide engloutie par les vagues rouges et brunes". Les nazis se sont employés à massacrer les Juifs (2000 sur 60 000 vivaient encore à la fin de la guerre) et les Soviétiques à anéantir leur patrimoine (une seule synagogue demeure sur les 206 que comptait la ville).
En parallèle, sous la plume de l'auteur, c'est le portrait de Gary - et son existence en tout point romanesque – qui se dessine aussi. "Le projet original était vraiment de mener cette enquête sur Piekielny, indique François-Henri lors de notre entretien. Mais je me suis rendu compte que je disposais d'assez peu d'éléments. J'ai donc commencé à imaginer les scènes au cours desquelles Gary avait pu prononcer le nom de Piekielny, auprès de Charles de Gaulle ou de Kennedy notamment. Puis je me suis demandé pourquoi La Promesse de l'aube m'avait fait un tel effet à dix-sept ans... et c'est là que j'ai commencé à parler de moi."
Le troisième personnage de ce livre en effet, c'est Désérable lui-même qui dans le roman s'interroge : "Mais revenons à Gary. Est-ce que parlant de moi ce n'est pas de lui que je parle ? Je crois savoir ce qu'est l'exigence d'une mère ; j'avais une Mina Kacew, moi aussi, seulement celle-là n'empilait pas en esprit des romans comme un marchepied vers la gloire – une thèse, pensait-elle, m'y mènerait plus sûrement -, mais l'une comme l'autre voulaient nous voir leur rendre au centuple ce dont la vie les avait injustement spoliées." À la lumière du destin de Roman Kacew, assigné à devenir un grand homme par une mère excessive, Désérable se retourne sur son propre parcours. Ou comment, contre l'avis d'une mère qui préférait le droit, on devient écrivain : "à ne rien faire, à rêver, à se souvenir, à mettre des mots les uns derrière les autres, à les faire danser à la queue leu leu dans une grande frénésie".
La question de l'écriture est au cœur du roman. "Ce vice inavouable quoique impuni par la loi", Désérable le partage avec quelques amis, dont le jeune auteur Clément Bénech (Un amour d'espion, Flammarion, 2017) qui joue un rôle dans son histoire. Dans Un certain M. Piekielny, fiction et réel s'entrelacent sans cesse. L'auteur est facétieux, il se plaît à maintenir les contours flous comme Romain Gary tout au long de sa vie, ou comme Pierre Michon dans ses ouvrages (un autre écrivain auquel il voue une grande admiration).
La littérature a un pouvoir extraordinaire : la réinvention. Elle aurait tort de s'en priver. "J'ai l'impression qu'aujourd'hui, certains ont une obsession pour le « d'après une histoire vraie » et d'autres, en même temps, regrettent que les écrivains n'aient plus d'imagination, commente le romancier. Je ne vois pas pourquoi on devrait privilégier l'un ou l'autre. J'aimerais me situer sur ces deux terrains-là, essayer de faire en sorte que la fiction puisse avoir des effets de réel. Pour les gens qui vont se retrouver devant le n° 16 de la rue Grande-Pohulanka à Vilnius, je souhaiterais que cet immeuble soit autant celui de Romain Gary et de sa mère, que celui de M. Piekielny."