Mardi 12 mars 2019, le journaliste et réalisateur Laurent Delahousse était au cinéma Gaumont d’Amiens, de retour dans la ville où il a grandi, afin de présenter Monsieur, son premier documentaire cinématographique consacré à l’écrivain Jean d’Ormesson.
Près de 400 personnes ont assisté à la projection du film et à l’entretien que j’ai eu le plaisir d’animer par la suite. Stéphane Descombes, ami de longue date du journaliste, et président de l’association Ambitions Grand Amiens - qui a beaucoup œuvré pour organiser cette soirée - était à nos côtés. "Quand je suis là, assis dans ce fauteuil, que je vois cet écran et que je vous vois, je comprends ce qu’est la magie du cinéma, a confié Laurent Delahousse après le film. J’aurais bien aimé être accompagné de Jean, on avait prévu de faire cela ensemble."
Dès 2015 et pendant plus de deux ans, Laurent Delahousse a suivi Jean d’Ormesson qu’il connaissait depuis une dizaine d’années, dans ses activités de la Corse à la Suisse, en passant par sa résidence de Neuilly, l’Académie française, le grand théâtre de Bordeaux à la rencontre de ses lecteurs, ou le Figaro qu’il a dirigé de 1974 à 1977… Une plongée dans l’intimité de l’écrivain, entrecoupée d’entretiens face caméra, au cours desquels il se raconte avec pudeur et émotion.
"J’avais envie de m’évader du réel et de l’actualité, explique le réalisateur. C’était pour moi une rencontre forte, intense. J’ai eu beaucoup de chance de partager autant de temps avec lui à ce moment de sa vie qui était celui de la confession." Sa fille Héloïse d’Ormesson, sa petite-fille Marie-Sarah et même Françoise, sa discrète épouse depuis 1962, ont accepté d’apparaître dans le documentaire.
"Monsieur n’est pas une biographie. C’est un film qui raconte l’épilogue de la vie de Jean d’Ormesson." Et le réalisateur a choisi la sobriété pour ce long métrage, sorti en salle le 5 décembre 2018, un an jour pour jour après la disparition de l’écrivain à l’âge de 92 ans.
La notion de temps est aussi essentielle dans le film qu’elle l’a été dans toute l’œuvre de Jean d’Ormesson qui écrivait en 2006 : "De part et d'autre de votre présent si fragile, le passé et l'avenir sont des monstres assoiffés de temps." (La Création du monde, Ed. Robert Laffont). Pas question d’artifices pour Laurent Delahousse : "Je voulais m’octroyer le droit d’aller vers une écriture différente, une forme de lenteur… Je voulais montrer les traces du temps, la beauté du temps qui passe, les rides de la peau qui se fatigue, ce sont surtout les traces de la vie."
Pour l’Académicien qui ne possédait ni montre, ni téléphone portable et qui affirmait dans Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (Ed. Gallimard, 2016) : "je ne tiens ni à être joint ni à être connecté", la seule urgence était celle d’écrire. Il s’est d’ailleurs éteint quelques jours après avoir achevé le manuscrit de son dernier livre, Un hosanna sans fin (Ed. Héloïse d’Ormesson, 2018). "À la fin de sa vie, il en avait fait davantage encore une priorité, selon Laurent Delahousse. Écrire le rendait toujours vivant."
Le geste est donc très présent dans Monsieur. Jean d’Ormesson écrivait à la main, au stylo bleu, et pendant vingt-huit ans, c’est sa secrétaire Dominique (à peine plus jeune que lui) qui a retranscrit ses textes à l’ordinateur. Personnage central du film, elle offre un contrepoint lucide et savoureux aux propos de l’auteur qu’elle connaît si bien. Le moment de leur dernière collaboration est particulièrement émouvant.
"Je ne suis pas un héros mais je n’ai pas peur", assure Jean d’Ormesson devant la caméra. Si la vieillesse est arrivée trop vite, l’écrivain a eu une vie heureuse et ne craint pas de mourir. Ce qui semble l’inquiéter davantage, c’est l’oubli littéraire. Reçu à l’Académie française en 1973, à l’âge de 47 ans - il fut le plus jeune puis le doyen des Immortels - et entré en 2015 dans la prestigieuse Pléiade des éditions Gallimard - fait rare pour un auteur vivant -, Jean d’Ormesson n’était pas rassuré pour autant sur ce que le public retiendrait de son œuvre. "Il avait besoin de penser et d’imaginer qu’il allait laisser une trace", se souvient Laurent Delahousse, heureux d’avoir pu lui montrer les premières minutes de son film, quelques jours avant sa disparition.
Le 8 décembre 2017, dans son discours hommage aux Invalides, le Président Emmanuel Macron déclarait que Jean d’Ormesson "semblait fait pour donner aux mélancoliques le goût de vivre et aux pessimistes celui de l'avenir." La part de l’enfance ("étonnement et admiration") semblait intacte chez l’écrivain qui avait conquis le cœur des Français, de tout âge et de toute condition sociale.
"Il était un formidable narrateur de la vie. Il avait cette notion de l’émerveillement permanent. C’était magnifique de pouvoir être en contact avec quelqu’un qui vous régénérait, qui voyait toujours dans le tunnel une lumière", témoigne Laurent Delahousse. Vibrante, sous les notes de la musique composée par Julien Doré, la lumière est exceptionnelle justement, dans Monsieur. Un au revoir digne de celui qui confessait en 2016 : "j’ai aimé les livres, des femmes, mes maîtres, quelques idées et les mots. J’ai surtout aimé le Soleil. J’ai aimé la lumière." (Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, Ed. Gallimard)