Quel projet ambitieux ! Le Système poétique des éléments (Ed. Invenit) est à la fois un beau livre et une formidable aventure collective. Publié fin 2019 à l’occasion du 150e anniversaire d’une "extraordinaire invention du génie humain", à savoir la classification périodique des éléments par le chimiste russe Dmitri Mendeleïev (1834-1907), l’ouvrage marie de façon remarquable - réconcilie ? - la science et la poésie.
Les auteurs du livre sont les membres du Laboratoire Novalis, une constellation de 118 poètes de France et de Belgique, rassemblés sous la direction de Dominique Tourte, directeur des éditions Invenit (Lille). Le Musée de minéralogie MINES ParisTech est partenaire de l’aventure, et c’est précisément lors d’une visite de l’éditeur sur place, en janvier 2019, que le projet a germé : "L'idée, comme une évidence, me vint de créer un espace collectif de recherche et d'expérimentation poétique pour un réenchantement du monde naturel ; que naturellement je nommerais Laboratoire Novalis."
Novalis est l’autre nom du baron Georg Philipp Friedrich von Hardenberg (1772-1801), poète, romancier, philosophe, juriste, géologue, minéralogiste et ingénieur des Mines allemand. Un précurseur du romantisme attaché au décloisonnement des savoirs. Dans sa préface, l’auteur et traducteur Laurent Margentin, spécialiste du poète, évoque Les disciples à Saïs (1798), première véritable œuvre de Novalis alors âgé de 26 ans, publiée chez Gallimard en 1975. Il en cite une phrase essentielle : "Les savants et les poètes ont toujours eu l’air d’appartenir au même peuple ; ils parlaient la même langue." Le jeune baron militait pour "la poétisation des sciences", les membres du Laboratoire Novalis suivent la même voie.
Quel rapport avec la démarche de Dmitri Mendeleïev ? Pour Dominique Tourte : "En établissant un système de classification des éléments reposant sur des lois physiques rigoureuses un peu plus d'un demi-siècle après la mort du poète romantique, le chimiste russe donne raison à celui-ci dans sa foi en la merveilleuse harmonie et cohérence du monde naturel." Dans Le Système poétique des éléments, les auteurs se sont donc employés à associer un texte à chacun des 118 éléments de la classification de Mendeleïev.
Dix sous-directeurs et sous-directrices ont été choisi(e)s au préalable et invité(e)s à constituer une famille d’auteurs pour chaque famille d’éléments. Lucien Suel pour la famille des non-métaux, Jean Le Boël pour la famille des alcalins, Élise Tourte pour la famille des alcalino-terreux, Colette Nys-Mazure et Hans Limon pour la grande famille des métaux de transition, Patrick Varetz pour la famille des métaux pauvres, Robert Rapilly pour la famille des halogènes, Dominique Quélen pour la famille des gaz nobles, Ludovic Degroote pour la famille des métalloïdes, Éric Poindron pour la famille des lanthanides et Hans Limon pour la famille des actinides.
Côté organisation, les éléments sont regroupés par famille dans le livre et classés selon leur numéro. Chacun se voit consacrer une double page. À gauche : quelques informations et une illustration (représentation physique ou allégorique de l’élément, image documentaire). À droite : le texte littéraire associé. La présentation est à la fois claire et esthétique. Côté littéraire, l'ensemble est impressionnant. Comme le souligne l'éditeur : "En réunissant selon le protocole défini dans les pages qui précèdent 118 poète, hommes et femmes, d’univers littéraire très divers, cet ouvrage constitue une forme de petite anthologie de la création poétique contemporaine."
Tour à tour graves ou légers, les auteurs se sont emparés de leurs sujets avec une grande liberté, tant sur le fond que sur la forme. Inspirés par la découverte de l’élément, ses propriétés, ses usages… ils donnent des ailes à la science. Chez Marie-Clotilde Roose, "Le poème surgit de cet amalgame / de glaise, de chair et de lumière ; / le scandium, mon prétexte, en est la fleur sonore". Pour Lambert Schlechter, la mission d’évoquer le Moscovium réveille de pénibles souvenirs : "je me souviens du tableau périodique dans la salle scientifique du lycée, une antiquité, sur du carton fatigué, datait sans doute de 1938, j’étais pas encore né, puis ils m’ont recalé, fallait repasser ma chimie en automne, tout un été bousillé" ! Avec Laurine Roux qui a hérité du plutonium, l’ironie est de mise : "Mémé Superphénix / N’est pas phosphorescente la nuit / Elle disparaît et fait des blagues / On la retrouve / À Tchernobyl / Ou Nagazaki / Coucou les enfants".
À travers les regards des uns et des autres, toutes sortes de correspondances s’établissent entre matière et langage poétique. Pour Dominique Sampiero, la poésie est alchimie mais "Extraire l’or des vies minuscules par le vif argent du poème n’est pas sans risque. À chaque mot, à chaque souffle suspendu entre nos lèvres et le grand corps blessé du monde, encre qui ne mouille jamais la main, comme si un être idéal nous poussait à partir en vain à sa recherche, calice ou arche, lumière ou ténèbres, il s’agit d’écarteler l’ombre, de la crucifier, puis de la couler dans l’athanor brûlant de la page blanche".
De son côté, Baptiste Beaulieu qui dans la vie, concilie médecine et écriture, imagine une guinguette pour évoquer le praséodyme, et nous donne ce conseil d’ami : "Si tu écoutes, / Le vent parle du secret des choses, Qui est qu’elles n’ont pas de secret, / Et que le vent n’est que du vent, / Mais que ton esprit, / Met la poésie où il veut".
La matière poétique est riche dans le livre et chacun aura plaisir à découvrir les trouvailles du Laboratoire Novalis, vaillamment parti à l’assaut des "118 briques fondamentales de l’univers". Le Système poétique des éléments est en outre un livre augmenté. "Cet ouvrage est fidèle à l’esthétique romantique de mélange des genres et de la recherche de l’œuvre d’art totale. Il propose de prolonger la lecture par une expérience d’écoute." Chacune des illustrations des 99 premiers éléments est connectée à un portail numérique qui permet d’écouter une séquence éléctroacoustique d’une trentaine de secondes.
Il suffit de télécharger gratuitement l’application SnapPress et de passer téléphone ou tablette sur les pages concernées pour entendre "le chant des atomes". Téo Vasseur a procédé à la conversion de leurs spectres électromagnétiques en fréquences audibles, et le duo Kairos (Dominique Vasseur et Jacques Deregnaucourt) s’est chargé de les interpréter. Le résultat est fascinant et c’est, décidément, tout un univers qui se déploie entre les pages du livre. "La poésie est le réel véritablement absolu […] Plus c’est poétique, plus c’est vrai". (Novalis)