Les 25es Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens ont pris fin dimanche 27 juin 2021. Le festival s’est déroulé cette année sur quatre week-ends à la Halle Freyssinet et quelques expositions hors-les-murs vont se prolonger dans les semaines à venir. Parmi celles présentées à la Halle Freyssinet, Nés sous le signe du kiosque rendait hommage à la trilogie du duo Alexandre Clérisse (dessin) et Thierry Smolderen (scénario) parue aux éditions Dargaud.
Le dessinateur était présent le 6 juin 2021 à Amiens pour évoquer leur travail, lors d’une rencontre animée par Thierry Cavalié, président de l’association On a marché sur la bulle et co-commissaire de l’exposition. L’occasion de revenir sur la genèse des trois albums, indépendants les uns des autres, qui nous plongent chacun dans une décennie. Souvenirs de L’empire de l’Atome (Dargaud, 2013) se déroule en 1953, L’été Diabolik (Dargaud, 2016) à l’été 1967 et Une année sans Cthulhu (Dargaud, 2019) au milieu des années 80.
Originaire du Lot, Alexandre Clérisse est d’abord l’élève de Thierry Smolderen à l’école des Beaux-Arts d’Angoulême (devenue l’ÉESI : École européenne supérieure de l’image). Ce dernier enseigne le scénario et l’histoire de la bande dessinée, tout en animant le site Coconino World sur lequel il publie son travail de recherche, et invite de jeunes auteurs à livrer leurs histoires et expérimentations. Alexandre Clérisse se lance ainsi dans le projet Jazz Club qui va devenir son premier album, paru aux éditions Dargaud en 2007.
Il utilise déjà le logiciel Illustrator qui n’est pas un logiciel de dessin à l’origine. "Ce sont des vecteurs, des points que l’on assemble pour produire des formes découpées, des carrés… on peut insérer des motifs. C’est très différent du dessin manuel ou même de ce que l’on peut faire sur ordinateur avec des tablettes graphiques, explique-t-il. Thierry Smolderen s’est dit que mon style pouvait très bien se prêter à une histoire située dans les années 50."
C’est lorsqu’il retrouve le jeu de Memory de son enfance, dessiné par Alice et Martin Provensen que le déclic se produit dans l’esprit du scénariste. L’idée de publier une trilogie n’est pas encore née, mais il souhaite déjà, avec Souvenirs de L’empire de l’Atome, évoquer la culture populaire de l’époque. "Nous voulions essayer de montrer que ce qui est un peu en marge ou considéré comme de la sous-culture, peut influencer la création de façon majeure. Et nous nous sommes dit ensuite que cela valait pour chaque décennie."
Les romans pulps et revues de science-fiction vont être une grande source d’inspiration. Le style d’Alexandre Clérisse est influencé par les années 50, le mouvement Bauhaus notamment, et Thierry Smolderen lui apporte diverses références qui vont nourrir l’album : les illustrations de Charley Harper, Jim Flora, Ronald Searl ou les motifs de la designer textile Lucienne Day qui sont repris dans le livre. "J’ai pioché et essayé de retrouver les codes de ces auteurs-là. Thierry m’amenait un illustrateur pour une séquence particulière, ou bien des films, des romans… qui me permettaient chaque fois de réinventer un hommage différent."
Paul, le personnage principal de Souvenirs de L’empire de l’Atome (Dargaud, 2013), s’inspire de l’écrivain Cordwainer Smith, de son vrai nom Paul Linebarger (1913-1966) fascinant auteur de plusieurs œuvres de science-fiction rassemblées sous le titre Les seigneurs de l’instrumentalité. Inventeur également du concept de guerre psychologique, il a travaillé pour les services secrets américains.
Dans la bande dessinée, Paul travaille pour la CIA. D’abord soupçonné d’espionnage au profit des Russes, il révèle qu’il est en fait en communication depuis l’enfance avec Zarth Arn, général de l’Empire des Étoiles, quelque 121 000 ans dans le futur. Même son psychiatre, le Dr Jensen, a fini par croire à ses "voyages télépathiques" ! En 1953, le monde est entré dans l’âge de l’atome qui envahit le quotidien : industrie automobile, ameublement, électroménager… "Une force d’un genre nouveau prenait forme". Paul est inquiet, il s’interroge. Trois ans plus tard, le "scientifique" Gibbons Zelbub, ancien publicitaire, s’intéresse de près à sa relation avec Zarth Arn…
Le deuxième album de la trilogie, L’été Diabolik (Dargaud, 2016), est inspiré à Thierry Smolderen par la réminiscence d’une scène du film Danger : Diabolik !, thriller policier franco-italien de Mario Bava, sorti en 1968. Diabolik, est un héros de bande dessinée imaginé en 1962 par les sœurs Angela et Luciana Giussani. A la fin des années 60, Smolderen est un adolescent féru de ces récits d’espionnage vendus en kiosque. Ses souvenirs de l’époque vont alimenter L’été Diabolik ; le personnage principal de l’album, Antoine Lafarge, lui doit beaucoup. Devenu écrivain en 1987, ce dernier revient sur la manière dont les événements se sont enchaînés pour lui à l’été 67, quand il avait quinze ans. La rencontre avec Erik, ado déluré et affabulateur, la première expérience sexuelle, le trip sous LSD, et la disparition de son père, aussi soudaine qu’inexpliquée…
Sur le plan graphique, Alexandre Clérisse a puisé dans des influences qui vont du Pop Art à David Hockney en passant par Guy Peellaert, l’Art Nouveau ou les romans-photos. "J’ai essayé de mêler ces ambiances à un univers d’espionnage plutôt noir, qui fait davantage référence à Hitchcock, avec des clairs-obscurs, des effets de lumière que je n’avais pas l’habitude de traiter." Entre polar et psychédélisme, le résultat, est ébouriffant !
Dernier opus de la trilogie : Une année sans Cthulhu (Dargaud, 2019) nous emmène dans une petite ville du Lot au milieu des années 80. "Thierry Smolderen a toujours été fasciné par l’arrivée de l’informatique, la façon dont elle allait modifier le graphisme, influer sur les histoires de notre époque, commente Alexandre Clérisse. Il est tout de suite parti là-dessus." Le jeu de rôle, que le dessinateur a lui-même expérimenté quand il était plus jeune, est au cœur de cet album qui met en scène un groupe d’adolescents adeptes de L’Appel de Cthulhu. Ce jeu créé aux États-Unis en 1981 par Sandy Petersen, doit son nom à la nouvelle fantastique de l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) publiée en 1928. Comme l’indique Samuel Le Fanu, l’un des jeunes héros de la BD : "c’est l’aventure qui compte. L’histoire se construit d’elle-même. Personne ne sait où elle va mener…"
Lorsque les membres de la "famille d’élection" de Sam sont massacrés chez eux, tous les soupçons se tournent vers lui et ses amis… Sont-ils allés trop loin ? À moins que le carnage ait un lien avec l’arrivée au lycée de Mélusine, qui a participé à des fouilles archéologiques sur le site de Shuruppak, cité sumérienne "où l’on pouvait croiser les dieux" engloutie il y a 8000 ans ? "J’ai grandi dans le Lot, région vallonnée avec beaucoup de châteaux, des forêts sombres… Il y a toute une ambiance un peu médiévale que l’on retrouve dans le livre", souligne le dessinateur.
Entre jeu de rôle, jeux vidéo (les héros de l’album sont des inconditionnels du jeu d’arcade QIX, sorti en 1981), récit mythologique (le scénariste s’est inspiré de la théorie bicamérale de Julian Jaymes selon laquelle une partie du cerveau humain était autrefois soumise à la volonté des dieux), et enquête sur un fait divers, Une année sans Cthulhu ne livre ses mystères que dans les dernières pages.
Cette fois encore, aucune des références que le duo Clérisse-Smolderen conjugue adroitement, n’est jamais gratuite. Chaque livre de la trilogie Nés sous le signe du kiosque nous entraîne dans une histoire à suspense, ressuscitant l’atmosphère et les préoccupations de la décennie explorée. Les auteurs font en même temps la démonstration de ce que la culture populaire apporte à chaque époque, et de l’empreinte qu’elle laisse à la fois dans les mémoires et dans tous les domaines de la création.