Le festival littéraire Le Goût des autres qui s’est déroulé au Havre du 16 au 19 janvier 2020 a de nouveau rencontré son public cette année, grâce à une programmation de qualité (rencontres, performances, spectacles…) rendant hommage à la création contemporaine dans sa diversité. Cette édition marquait un changement important pour la manifestation (entièrement gratuite) qui se déployait essentiellement en centre-ville, et non plus seulement sur les docks comme auparavant.
Samedi 18 janvier 2020 avait lieu, à la bibliothèque Oscar Niemeyer, une rencontre animée par Karine Papillaud avec Sylvain Prudhomme au sujet de son roman Par les routes (L’Arbalète/Gallimard), Prix Femina et Prix Landerneau des lecteurs en 2019. Le narrateur de ce livre, écrivain de bientôt quarante ans, s’appelle Sacha. Il raconte comment six ou sept ans plus tôt, il a retrouvé l’autostoppeur, à peine installé à V. une petite ville du sud-est de la France. "J’avais quitté Paris pour entamer une nouvelle vie. De toutes mes forces, je souhaitais changer d’air. Destruction, reconstruction : c’était mon programme pour les jours et peut-être les années à venir."
Lors d’une soirée chez son cousin Julien, Sacha apprend que son ami l’autostoppeur, perdu de vue depuis dix-sept ans, habite justement la ville avec sa compagne Marie, traductrice, et leur fils Agustín. "J’ai pensé que c’était fou. Qu’il fallait un hasard extraordinaire pour que nous nous retrouvions là tous les deux. Ou peut-être autre chose qu’un hasard." Très vite, les deux hommes se retrouvent, reprennent le fil de leur amitié : "J’avais eu besoin autrefois de couper les ponts. Ce dimanche, j’ai constaté que ce serait toujours là : ce courant. Cette immédiate intelligence entre nous. Cette intuition chacun des pensées de l’autre."
Bien qu’il soit en couple, et devenu père, l’autostoppeur n’a pas changé. Il continue à partir, souvent, sans but précis, juste pour le plaisir (et l’audace) de grimper dans la voiture d’inconnus avec lesquels il se lie un moment, et dont il conserve l’image sur des polaroids avant que les chemins ne se séparent. Il n’a pas de nom dans le roman, seulement "l’autostoppeur". "J’avais envie qu’il soit tout entier défini par l’énigme de ses départs, explique Sylvain Prudhomme qui a vécu lui aussi ces trajets en stop. J’avais envie que ce personnage soit une métaphore de ce que cela pourrait être de vivre dans le pur présent. Cette part de nous qui est la part voyageuse. Presque comme un conte. J’avais envie de faire un livre qui parle des paysages de la France, qui parle des saisons qui défilent, de la poésie des noms."
Pendant la rencontre au Havre, l’écrivain lit un long passage au cours duquel Marie devient narratrice à son tour. Lasse d’attendre son compagnon, aimante et pourtant usée par ses absences, elle est partie à sa recherche, un peu au hasard. Elle raconte à Sacha comment elle a fini par le retrouver. "Quelle liberté laisse-t-on à la personne que l’on aime ? Comment Marie retrouve-t-elle un chemin vers sa liberté à elle ? interroge Sylvain Prudhomme. Toutes les zones de la vie où l’on est pétri de contradictions m’intéressent. Au fur et à mesure de l’écriture, la personne dont je me sentais paradoxalement le plus proche, c’était Marie. Je disais à travers elle des choses que je pensais moi."
Pour Sacha, l’histoire est celle d’un temps légèrement suspendu, le choix à quarante ans "d’une vie calme. Ramassée. Studieuse" qui fasse jaillir l’écriture. Puis les retrouvailles qui bouleversent avec l’ami de jeunesse, l’attirance pour Marie, et le sentiment désormais qu’à son âge, il est de l’autre côté de la "ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est. […] Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée, que demain nous serons un autre, que celui ou celle que nous sommes vraiment reste à venir – c’est de plus en plus difficile à croire".
Par les routes (L’Arbalète/Gallimard) est le huitième roman de Sylvain Prudhomme, quarante ans lui aussi. "J’avais envie d’aller le plus directement possible dans les doutes, les questionnements que j’avais, reconnait-il. C’est mon premier livre à la première personne mais ce n’est vraiment pas moi, Sacha ! C’est une sorte de leurre qui m’intéressait pour ce qu’il créait d’effet de lecture."
Quand on lui parle de la musique de son écriture éminemment poétique, l’auteur évoque plutôt un rapport avec les couleurs. "Lorsque j’écris, je vais du début vers la fin. Je rêve les scènes à l’avance, je cherche le chemin vers ce bloc de couleurs. C’est du temps, un certain débit des choses qui se disent… Je rêve un certain atterrissage." Et d’ajouter que l’"on écrit à partir de la vie ; on a besoin de vivre pour écrire mais on a aussi besoin de suspendre un peu, de combattre les forces de dispersion. Il faut les deux."
Naturellement, Sylvain Prudhomme se réjouit d’avoir obtenu un grand prix littéraire, "ça donne un élan, une énergie", confirme-t-il. Pour ce qui est du prochain roman il précise : "Je veux faire un livre qui soit une nécessité. Qu’il y ait un vrai enjeu sincère. L’écriture c’est une aventure de trois ou quatre ans, je regarde ce que cela m’ouvre comme possibilités. Je le vis vraiment comme une traversée dont on ne peut pas présumer ce que sera le résultat. Je le vois comme un intensificateur de ce que l’on vit, de ce que l’on ressent." Un peu comme les voyages de son autostoppeur en somme, des trajectoires nécessaires bien qu'à peine esquissées, riches d'incertitude... et de promesses.