François-Henri Désérable était à la librairie Martelle d’Amiens mardi 16 mai 2023 pour présenter son cinquième livre : L’usure d’un monde – Une traversée de l’Iran (Gallimard) lors d’une rencontre animée par Marie Gaudefroy. Lorsqu’il avait vingt-cinq ans, François-Henri Désérable a lu L’Usage du monde (Librairie Droz, 1963) de Nicolas Bouvier (1929-1998), chef-d’œuvre de la littérature de voyage dans lequel l’auteur genevois raconte son périple entamé à l’été 53, à travers les Balkans, l'Anatolie, l'Iran puis l'Afghanistan, à bord de sa Fiat Topolino, en compagnie de son ami, le peintre Thierry Vernet qui dessine l’expédition. « Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. » Le voyage de Bouvier va durer quatre ans et son récit des premiers mois, paru dix ans plus tard, donnera à des générations l’envie de se jeter sur les routes. « L'Usage du monde était devenu ma Bible. L'Évangile de la route selon saint Nicolas », confesse Désérable qui s’était promis de partir un jour sur ses traces.
En 2020, la crise sanitaire contrarie ses plans, et lorsque les frontières de l’Iran sont rouvertes à l’automne 2021, la parution de son précédent livre, Mon maître et mon vainqueur (Gallimard) repousse encore le départ. C’est finalement en novembre 2022 que, visa en poche, l’écrivain embarque dans un avion pour Téhéran, tandis que le ministère des Affaires étrangères en France, lui demande fermement de renoncer.
Il faut dire que la colère gronde en Iran depuis la mort de Mahsa Amini, vingt-deux ans, décédée en septembre, trois jours après son arrestation à Téhéran par la police des mœurs. La jeune Kurde iranienne aurait enfreint le code vestimentaire de la République islamique qui impose aux femmes le strict port du voile. Une vague de protestations inédite soulève la jeunesse du pays contre le régime de l’ayatollah Khamenei. « Femme, Vie, Liberté ! », le cri s’est propagé depuis le cimetière de Saghez, la ville du Kurdistan iranien où Masha est enterrée. Les manifestations sont durement réprimées, « huit semaines après le début du soulèvement, on compte les morts : trois cent quatorze, dont quarante-sept enfants. »
C’est ce moment que « choisit » l’écrivain pour son voyage. Les étrangers ont fui l’Iran pour la plupart, ou sont en prison, les journalistes ne sont plus autorisés à y venir, autant dire qu’il prend des risques : « J’avais l’impression que je ne pouvais pas me dérober, j’avais envie de témoigner du courage de la jeunesse iranienne, époustouflant et exemplaire », explique-t-il. Paru début mai 2023, le récit de son voyage est dédié « Aux Iraniennes / vent debout / cheveux au vent ». Il emprunte, comme L’Usage du monde, la forme d’un journal rétrospectif, organisé selon les lieux traversés pendant quarante jours, de Téhéran aux confins du Baloutchistan.
« - Vous en pensez quoi, vous, du régime au pouvoir ? Cette question, depuis que j'étais dans ce pays, j'avais dû la poser à une centaine d'Iraniens de tous âges, des hommes et des femmes, à Téhéran et ailleurs, jusque dans les campagnes les plus reculées. » Le constat est sans appel, jamais l’écrivain n’a rencontré un peuple aussi défiant à l’égard de ses gouvernants. Ceux qui osent l’exprimer prennent des risques inouïs : les agents du régime sont partout, les policiers et Gardiens de la révolution sans uniforme aussi, le moindre « faux pas » peut conduire en prison où l’on torture, ou même à la mort, sans autre forme de procès. Pourtant « depuis la mort de Masha Amini, la peur était mise en sourdine : elle s’effaçait au profit du courage. »
L’Usure d’un monde est le témoignage de premier plan d’un moment extrêmement sensible porté par une jeunesse qui, quelle que soit l’issue de son combat, force notre respect. « Révolution ou révolte ? Le débat sémantique agitait les experts. Il était encore trop tôt pour le dire : l'insurrection qui échoue est une révolte ; celle qui réussit une révolution. » C’est la rencontre qui fait le sel de ce livre (on s’attache aux « personnages » dont les prénoms ont été changés) ainsi bien sûr, que le style Désérable : élégance, passion pour la littérature, ironie légère, et une bonne dose d’auto-dérision lorsqu’il se met en scène. « Chaque écrivain aspire à ce que le lecteur le reconnaisse après quelques phrases, indique-t-il justement à Amiens. Cette singularité de l’écriture résulte d’une manière de voir les choses, d’une manière d’être au monde. »
« Un mois seulement que je sillonnais ce pays, et déjà je n'étais plus le même. Si l'on voyage, ça n'est pas tant pour s'émerveiller d'autres lieux : c'est pour en revenir avec des yeux différents. »
Vendredi 9 juin 2023, François-Henri Désérable sera à Amiens pour une rencontre proposée par la librairie Pages d'encre.