Mon maître et mon vainqueur : la passion selon Désérable Mon maître et mon vainqueur : la passion selon Désérable

Jeudi 30 septembre 2021, François-Henri Désérable était de passage à la librairie Martelle d’Amiens, sa ville d’origine, pour la dédicace de son quatrième livre : Mon maître et mon vainqueur (Gallimard). Lui qui nous avait habitués à emprunter ses héros de papier à l’Histoire avec un grand H (les guillotinés de la Révolution, Évariste Galois "le Rimbaud des mathématiques", l’écrivain Romain Gary), a choisi cette fois de changer de registre. C’est la passion amoureuse qui est le grand sujet de son dernier roman. Et c’est dans le bureau d’un juge que l’histoire va s’écrire.

Le narrateur – un écrivain - y est entendu en tant que témoin de premier plan dans une affaire délicate dont on cherche à comprendre les ressorts. L’affaire Vincent Ascot. Le juge, le greffier, le lecteur, chacun est suspendu à ses déclarations : "Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge." Le lecteur n’en attend pas moins. Vasco fait l’objet d’une mise en examen. Il n’a que le prénom de Tina à la bouche tandis qu’elle refuse de collaborer à l’enquête. Sur Vasco, on a retrouvé deux choses : un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes sur lequel il a écrit : MON MAITRE ET MON VAINQUEUR et… un revolver. LE revolver. Le Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm avec lequel Paul Verlaine, dans sa détresse, blessa Arthur Rimbaud l’après-midi du 10 juillet 1873, à Bruxelles.
 

Mon maître et mon vainqueur : la passion selon Désérable Mon maître et mon vainqueur : la passion selon Désérable

Notre témoin, qui dépose sous serment, remonte le fil du temps et livre sa vérité. "Je convoquais mes souvenirs, or mes souvenirs étaient passés au prisme déformant de la mémoire, et je songeais qu’il pouvait bien y mettre tout son zèle, le greffier, et taper scrupuleusement, consciencieusement chacun de mes mots, ça n’était jamais qu’au passé recomposé qu’il la mettait par écrit, cette histoire." Sans compter ce qu’il va taire, avec la complicité du lecteur : "Et j’aurais pu lui dire, au juge […] J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet."

Il raconte donc qu’il a rencontré Vasco, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, cinq ans plus tôt alors qu’il faisait des recherches pour un futur roman. Un samedi soir, recevant des amis à dîner, il invite à la fois Vasco et Tina, une comédienne de vingt-huit ans avec laquelle il s’est lié d’amitié. Cette dernière partage la vie d’Edgar, ils ont deux fils, des jumeaux. Ils vont se marier. "Elle a toujours eu depuis l’enfance un grand cerf qui brame au fond d’elle, un cerf à seize cors dont les bois lui ravagent les entrailles" mais depuis qu’ils sont ensemble avec Edgar, elle se sent apaisée.

Peu après, Tina accepte l’invitation de Vasco à venir "voir les exemplaires originaux d’Une saison en enfer et des Poèmes saturniens" à la BnF. Depuis ses vingt ans, elle "avait trouvé dans Verlaine un semblable et un frère", comment décliner l’offre ? Dans la Grande Réserve de la bibliothèque, leur relation prend un virage torride que François-Henri Désérable ne rechignera jamais à décrire. "Alors la langue de Vasco s’est enfoncée dans le sexe de Tina, et ça n’avait pas ce petit goût doux-amer, aigrelet que ça pouvait avoir, c’était chaud, onctueux, humide, Tina se laissait faire, la tête en arrière, posée sur le berceau de velours, là où plus tôt s’était trouvée la Bible de Gutenberg".

Mon maître et mon vainqueur : la passion selon Désérable Mon maître et mon vainqueur : la passion selon Désérable

"Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant, et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour ; car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait", commente le narrateur qui répond aux questions du juge. Le dispositif n’est pas sans rappeler celui choisi par Tanguy Viel pour son roman Article 353 du Code pénal (Les éditions de Minuit, 2017). Désérable le sait bien et il va en jouer ! Le fil rouge de l’entretien, ce sont les poèmes de Vasco. L’interrogatoire est "cousu" de ces sonnets, haïkus, alexandrins - "Moi, dormir avec vous ? Pourquoi pas mais l’ennui / C’est que vous ne puissiez fermer l’œil de la nuit" - qu’il a composés sous le feu de sa passion pour Tina, et dont il faut faire l’exégèse dans le bureau du juge.

Voilà qui donne un air cocasse à l’interrogatoire d’autant que d’autres poètes se mêlent à l’affaire : Verlaine bien sûr, mais aussi Apollinaire ou Aragon et "rien ne vaut Aragon quand il s’agit de mettre l’amour dans des vers". Le narrateur-écrivain ne badine ni avec l’amour, ni avec la littérature. François-Henri Désérable non plus, on l’avait compris : "la poésie prévaut sur la vraie vie." La réussite de son livre, en lice pour la Prix Interallié et qui figure parmi les trois finalistes pour le Grand Prix du Roman de l'Académie française, doit beaucoup au ton du narrateur. Révélations, digressions, petites cachotteries… il balance sans cesse entre le comique et la tragédie ; et le lecteur entre le rire et la compassion. Comment ne pas s’attacher à Vasco et Tina, pathétiques et sublimes à la fois ? Avouons que leur histoire valait bien un roman.

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Tag(s) : #Coups de coeur et curiosités

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