« Tu ralentis le pas. Tu découvres, après deux mois, que tu faisais partie de cette horde. Tu sais, aujourd’hui, que d’autres parents, comme toi, en ont fini avec le bonheur. Ils marchent dans la neige. Ils vont rendre visite à leur drame. » L’engravement (La Contre allée) d’Eva Kavian

Eva Kavian élucide le titre du livre dès sa première page. L’engravement, c’est le fait d'être échoué sur un fond de sable ou de gravillons. Comme les baleines qui, perturbées par le bruit du monde, s’égarent et s’engravent, ensemble, sur certains rivages. Pour certains jeunes aussi, le bruit du monde semble insupportable. Et c’est à leurs parents que l’autrice belge s’intéresse ici. A ces proches empruntant aux heures de visite, l’allée qui mène à l’hôpital psychiatrique où leur enfant, jeune adulte, est interné. Ce sont leurs voix que l’on entend, leur détresse que l’on partage. Au fil des saisons, ils forment un « troupeau », « monstre hybride » traversé par une souffrance commune. Une obsession autour de laquelle tout se réorganise : « si la vie de vos enfants ne tient qu’à un fil, vous êtes ce fil. »

Il y a la mère de Jonas, 23 ans, ingénieur, assommé par les neuroleptiques : « Il est devenu qui ? Quoi ? Pourquoi ? Pourquoi lui ? Toi ? Tu l’as porté dans ton ventre, tu as marqué chaque centimètre de sa croissance sur l’embrasure de chêne, tu as raconté les histoires, chanté les comptines et un jour il est devenu fou. » Le père de Manon, 28 ans, qui a mis le feu à la maison où dormaient ses enfants : « A aucun instant tu n’as pensé à fuir. Tu es là. Tu peux parler à ta fille. Tu sens en toi une infinie douceur ». La mère de Mira qui en apparence tient bon, quand son enfant veut mourir : « Tu n’es plus la même. Les autres peuvent s’y tromper. Pas toi. Quand tu ris, si tu y parviens, personne ne mesure l’effort. Quand tu parles d’un sujet léger, personne ne pense que tu te caches. » Ou le père médecin de Tom, 19 ans, qui refuse d’abord d’appartenir au « troupeau » : « Ah, les psychiatres. Parlons-en. Dans ta promo, ceux qui ont fini psychiatres, c’étaient les fêlés. Après on s’étonne. […] Tu as dépassé tout le monde. Tu n’es pas comme eux. C’est le rendez-vous de la plèbe, ici. »

Il faut l’avoir vécu, pour saisir la profondeur du gouffre qui s’ouvre quand on bascule dans ce monde-là avec son enfant. L’isolement, la privation de liberté, les traitements et leurs effets secondaires, les autres malades, l’espoir, les rechutes, les jours avec et les jours sans. « Vous êtes les compatriotes d’un pays non cartographié. Personne ne vous connaît. Personne ne parle de vous », constate Eva Kavian, qui donne à lire la déflagration. Dans son texte, on entend aussi des propos de soignants : « À vrai dire, il n’existe pas un lieu qui soit réellement adapté pour votre fille », « Je ne peux pas vous dire que le pronostic soit rassurant. Inutile de vous mentir. Mais certains se stabilisent. Ceux qui survivent Parce que je ne vais pas vous cacher que le taux de mortalité, pour cette pathologie, est le plus élevé. »

Paru en 2022 à La Contre allée - maison lilloise exigeante qui, délaissant les grands axes, ouvre des horizons littéraires merveilleux -, L’engravement est un livre nécessaire et bouleversant. Il éclaire sans pathos, une réalité tragique que trop peu interrogent : « à force de venir ici, tu te dis qu’il y en a beaucoup des jeunes qui vont mal. À se demander quoi. » Les aidants qui finissent par former une communauté de douleur, le savent bien : personne n’est à l’abri de tomber. Encore taboue, la santé mentale est pourtant une affaire qui nous concerne tous. « Aucun n’a fait le choix de vivre ça. Seules vous réunissent cette allée et la conscience aiguë de votre effondrement. »

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