Jadd Hilal était l’un des nombreux invités du 32e Salon du livre et de la BD de Creil le week-end dernier. Dimanche 18 novembre 2018, j’avais le plaisir d’animer un entretien autour de son premier roman, Des ailes au loin (elyzad), récompensé par le Grand Prix du Roman Métis 2018*, et finaliste de plusieurs autres prix. Un ouvrage - dédié à sa grand-mère et à sa mère – dans lequel s’entrecroisent les voix de quatre femmes libano-palestiniennes qui forment une lignée familiale : Naïma la plus âgée, Ema sa fille, Dara la fille d’Ema et Lila la fille de Dara. Leur récit s’étend des années 1930 aux années 2000.

"Moi je suis partie, mais je suis restée", c’est cette phrase prononcée lors d’un repas par sa grand-mère qui a fait naître chez Jadd Hilal l’envie de se pencher sur l’histoire familiale, de recueillir les témoignages et de composer ce roman traversé par le thème de l’exil. La famille qui se raconte y apparaît non seulement soumise comme toutes les familles à ses propres drames, mais contrainte aussi de faire face à ce que la grande Histoire lui impose.

Jadd Hilal et Des ailes au loinJadd Hilal et Des ailes au loin

Cela commence avec Naïma, née en 1930, qui doit fuir Haïfa, capitale de la Palestine, pour le Liban à cause de la guerre civile en 1947. Toutes les femmes de la famille ensuite, subissent ces déracinements, de la Palestine vers le Liban, du Liban vers Genève ou plus tard vers la France. Pour d’autres ce sera Damas, Bagdad ou Abu Dhabi… la guerre et les révolutions dispersent les familles. « L’exil appelle l’exil », résume Jadd Hilal.


À chaque fois, le départ n’est envisagé que comme extrême recours, lorsque la sécurité des enfants est en jeu. Basilah déclare un jour à Naïma, sa cousine : "J’ai tout fait pour y rester en Palestine. Mais tu sais Naïma, les politiques, ils le comprennent pas, ça. Ils comprennent pas que si on émigre, c’est parce qu’on a déjà essayé tout le reste, que c’est la dernière solution possible. Ils comprennent pas ou ils font semblant de pas le comprendre plutôt. C’est des faux-culs les politiques Naïma ! Des faux-culs !" La constante dans ces récits d’exil, c’est la part d’elles-mêmes que ces femmes laissent dans leur pays d’origine, et qui ne s’efface jamais quels que soient les chemins empruntés.

Jadd Hilal et Des ailes au loinJadd Hilal et Des ailes au loin

Marquée par le déracinement, la vie de ces femmes l’est aussi par la violence des hommes. Naïma est mariée de force à douze ans avec Jahid qui en a vingt-et-un . Un mariage forcé pour tous les deux… et bien vite, un désastre. "Mon mari me soumettait, il me soumettait à tout. Je l’ai compris d’un coup. Comme une épiphanie, une épiphanie obscure, obscurcie par l’ombre de mon mari. Et cette ombre, c’était moi."

Toutes pourtant, à leur manière, résistent à la brutalité. Elles lui opposent une forme d’humour, de légèreté qui à défaut d’adoucir les drames, affirme aussi leur liberté. Ema est peut-être la plus insoumise de toutes : "Dix minutes de retard au retour de l’école : la ceinture, l’insulte. Mais moi, je n’ai pas plié. Jamais." Elle rejoint le parti communiste et intègre l’université de Beyrouth. Loin de l’abu (le père), de ses "parents-sniper"», de leur "paranoïa, angoisse, austérité", elle souffre encore de leur emprise mais elle n’abandonne pas. 

Jadd Hilal et Des ailes au loinJadd Hilal et Des ailes au loin

Naïma, Ema, Dara et Lila racontent tour à tour dans un ordre qui n’est pas régulier. Des ailes au loin est une polyphonie dont le ton est différent selon la voix qui s’exprime. Chez Naïma (la préférée de l’auteur), on sent la naïveté, un regard ingénu sur le monde dont elle a été extraite très tôt par son mariage liberticide. Ema est toujours directe et manie volontiers l’ironie. Dara est "têtue et philosophe". Lila, encore enfant, est sensible et précoce comme sa mère. Parfois, un même épisode décrit par l’une ou l’autre offre au lecteur un point de vue nuancé. Grâce à son travail sur le style, Jadd Hilal sculpte la personnalité de chacune et préserve de la monotonie.

En fin de livre, un petit lexique explicite certains termes que l’auteur a choisi de ne pas traduire dans le texte : Abu, Habibé, Khalass, Yalla… autant de mots qui font entendre la langue d’origine de ces femmes, vibrant en elles, comme vibre toujours le souvenir d’avant. Avec beaucoup de poésie et de finesse, Des ailes au loin rend un hommage profond à la force de ces femmes, et plus largement à tous les destins qui,  ballotés par les secousses du monde, luttent pour leur liberté et gardent la tête haute.


« Parfois, les mots nous jettent au bord de la route »
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* initié par la Ville de Saint-Denis, la Direction des affaires culturelles de La Réunion et La Réunion des Livres avec le soutien de la Sofia, récompense depuis 2010 un roman francophone paru depuis moins d’un an et véhiculant des valeurs d’humanisme, de métissage et de diversité.

Tag(s) : #Animation de débats et rencontres

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