Jeudi 31 mai 2012, la Compagnie du Berger jouait son spectacle Dialogues d'exilés de Bertolt Brecht, pour la dernière fois à Amiens. L'équipe d'Olivier Mellor (artiste associé à la Comédie de Picardie) qui sillonnait la région depuis début janvier, a (presque) conclu sa tournée par quelques dates amiénoises, dans des endroits tenus secrets jusqu'au moment de la représentation. Rendez-vous était donc donné hier soir au public, dans la cour de la Comédie de Picardie, pour un déplacement en procession, jusqu'à La Lune des Pirates, dans le quartier Saint-Leu.
Dialogues d'exilés (Flüchtlingsgespräche, en allemand) est une pièce écrite par Bertolt Brecht (1898-1956) lorsqu'il était en exil pendant la Seconde Guerre mondiale, d'abord en Finlande puis aux États-Unis. Elle fut publiée en 1961 après sa mort, et traduite en Français pour les éditions de l'Arche, par Jean Baudrillard et Gilbert Badia.
Les dialogues en question se nouent entre deux Allemands au comptoir d'un buffet de gare, dans une capitale européenne. Kalle, l'ouvrier (Stephen Szekely) et Ziffel, l'intellectuel physicien (Olivier Mellor) vident quelques chopes de bière en échangeant sur leur passé, leurs idées, leurs projets. Ziffel écrit des mémoires, dont son compagnon devient le premier lecteur.
La dialectique mise en œuvre dans la pièce est un modèle du genre.
Kalle : "Le passeport est la partie la plus noble de l'homme. D'ailleurs, un passeport ne se fabrique pas aussi simplement qu'un homme. On peut faire un homme n'importe où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable ; un passeport, jamais. Aussi reconnaît-on la valeur d'un bon passeport, tandis que la valeur d'un homme, si grande qu'elle soit, n'est pas forcément reconnue.
Ziffel : "Disons que l'homme n'est que le véhicule matériel du passeport. On lui fourre le passeport dans la poche intérieure de son veston, tout comme à la banque, on met un paquet d'actions dans un coffre-fort. En soi, le coffre n'a aucune valeur, mais il contient des objets de valeur."
Kalle : "Et pourtant on peut soutenir qu'à certains égards l'homme est indispensable au passeport. Le passeport est l'essentiel : devant lui, chapeau ; mais sans un homme qui aille avec, pas de passeport possible ou, en tout cas, il lui manquerait quelque chose. C'est comme le chirurgien : il lui faut un malade pour opérer ; en ce sens, il n'est pas autonome ; avec toutes ses études, il n'est encore qu'une demi-portion ; et dans un État moderne, c'est tout pareil ; l'essentiel, c'est le Führer ou le Duce, mais ils ont besoin, eux aussi, de gens dont ils soient les Führer. Ils sont grands, mais s'il n'y a personne pour répondre à leur grandeur, rien ne va plus."
[...] Ziffel : " Quant aux passeports, si on les a inventés, c'est avant tout une question d'ordre. Par les temps qui courent, l'ordre est quelque chose d'absolument nécessaire. Supposons que vous et moi nous nous baladions sans une pièce attestant qui nous sommes : le jour où on voudrait nous déporter, impossible de nous trouver : ce serait l'anarchie."
Au contact l'un de l'autre, dans un climat amical et détendu, les personnages révèlent et aiguisent leur pensée. Entre bon sens et contradictions, émotions exacerbées et arguments philosophiques, Ziffel et Kalle enrichissent leur réflexion (et la nôtre). Parfois, alors qu'on les attendrait chacun dans un rôle, ils nous surprennent à les intervertir. Souvent, leur dérision fait sourire (Ziffel : "La démocratie à deux, c'est très difficile. Nous devrions décider de voter au poids, pour que je puisse avoir la majorité".)
Le texte, très didactique, est à la fois original et intelligent. Il nous conduit à nous interroger sur notre condition humaine, les systèmes politiques, et la marche du monde en général. Écrits et prononcés par les deux personnages en période de guerre mondiale, et de barbarie généralisée, les propos ont une portée d'autant plus grande, évidemment.
Ziffel : "Cette soif historique de liberté, chez les Suisses, résulte de la situation défavorable de leur pays. Il est entouré uniquement de puissances qui sont portées sur la conquête. Aussi les Suisses sont-ils obligés d'être continuellement sur le qui-vive. Sans cette particularité, ils n'auraient que faire de leur soif de liberté. On n'a jamais entendu parler de la soif de liberté des Esquimaux. C'est que leur pays est géographiquement mieux situé. [...] Voulez-vous mon opinion ? Un pays où l'on constate une grande soif de liberté, mieux vaut en déguerpir. Dans un pays mieux situé, pareille soif est superflue."
Côté mise en scène, la proximité avec le public est le mot d'ordre. Et comme il est toujours de rigueur avec la Compagnie du Berger : le spectacle est résolument musical ! Les musiciens et leurs instruments sont sur la scène, intégrés à la pièce, et les deux personnages se donnent la réplique en paroles ou en chansons indifféremment. Ils chantent bien, ils auraient tort de nous en priver.
Pour leur plus grand plaisir, les spectateurs sont donc emportés dans le tourbillon de cet échange viril, au cours duquel la bière comme les idées coulent à flots. L'alternance entre rire et gravité ne laisse jamais le public au repos. "C’est drôle, c’est tendre et c’est dur l’instant d’après", indique avec raison Olivier Mellor.
Certaines chansons sont de Bertolt Brecht et du compositeur Kurt Weill : De quoi l'homme vit-il ? (L'Opéra de quat'sous) ou Le grand citron (Happy End), par exemple. D'autres sont d'heureux choix de mise en scène, comme L'oppression de Léo Ferré, C'est lundi de Jesse Garon, ou La gamberge de Jean Yanne ("Car de ces folies de jeunesse, de tous ces désirs insensés, à petit feu j'ai gaspillé mes vingt ans, toute ma richesse. Si j'ai vieilli maintenant je gamberge : mes vingt berges, mes vingt berges avec ma vie sont à jamais perdus."). Tous les morceaux sont à écouter et à télécharger ICI.
La Compagnie du Berger poursuit sa route avec ses Dialogues d'exilés, une pièce à la fois intéressante ET divertissante. Un bon moment de théâtre en somme, après lequel on aurait bien envie ...d'un petit verre de Ouatabada...
Comédie de Picardie / Compagnie du Berger
Dialogues d’exilés de Bertolt Brecht
Mise en scène Olivier Mellor
Texte français Gilbert Badia et Jean Baudrillard (l’Arche)
Avec Olivier Mellor et Stephen Szekely
Musiciens : Séverin « Toskano » Jeanniard, Romain Dubuis
Lumière, régie générale : Benoît André
Son : Séverin Jeanniard
Arrangements : Séverin Jeanniard, Romain Dubuis
Scénographie : Alexandrine Rollin, Noémie Boggio
Costumes : Hélène Falé
Régie : Benoît André, Syd Etchetto, Greg Trovel
Administration : Karine Thénard Leclerc
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