Mercredi 23 novembre 2011, Eric-Emmanuel Schmitt est venu présenter son dernier roman La femme au miroir (Editions Albin Michel) à l'Institut Supérieur
d'
Eric-Emmanuel Schmitt met en scène dans ce roman trois femmes aux destins exceptionnels qui ne se sentent pas en phase avec leur époque. Anne vit à Bruges au XVIème siècle, Hanna est mariée au
comte Franz von Waldberg dans la Vienne impériale de 1905 et Anny est vedette de cinéma à Hollywood, de nos jours.
L'auteur explique qu'il a d'abord eu l'idée d'un dyptique il y a quatorze ans, avec les personnages d'Anne et Anny. Par crainte de la lecture manichéiste qui pourrait être faite de leurs
histoires parallèles, il a suspendu le projet. Jusqu'au jour où l'idée d'Hanna lui est venue. La femme au miroir allait exister.
Ce sont presque trois livres en un que nous offre Eric-Emmanuel Schmitt. Un chapitre est consacré alternativement à chacune de ses trois héroïnes dont les histoires, bien que lointaines sur les
plans temporel et géographique, se font écho.
A chaque personnage correspond un style d'écriture dans le roman. Eric-Emmanuel Schmitt n'a pas utilisé le même vocabulaire, les champs sémantiques sont naturellement différents selon la femme et
l'époque dont il s'agit. Toutes trois ont cependant en commun de se sentir "différentes" de leurs contemporaines et incapables de se "dissoudre" (le verbe apparaît à de
nombreuses reprises dans le texte), dans la société à laquelle elles doivent appartenir.
Anne s'enfuit dans la forêt le jour de son mariage. Sa rencontre avec le moine Braindor lui permet de s'épanouir bientôt dans sa retraite au sein du Béguinage de
Bruges.
Elle vit en parfaite harmonie avec la nature dont elle ressent intimement l'appel. "Anne vibrait au centre d'un accord merveilleux, si inouï qu'elle ne comprenait pas de quoi il se composait
; par des liens ténus, la magie sylvestre l'immobilisait, la captivait, l'enchantait."
Personnage d'une pureté absolue, sans compromis ni compromission, elle s'est même -selon le romancier- auto affirmée en lui résistant lors de l'écriture.
"- Personne ne me comprendra. - Pourquoi ? - Parce que je suis différente.
Que mettait-elle sous ce terme ? Elle n'aurait pu le préciser. Par "différente", elle désignait le gouffre qu'elle voyait entre ses joies et celles des autres, cette solitude qu'elle
éprouvait lorsque les gens racontaient ce qui les passionnait, ses réticences à exprimer sa pensée qu'on ne saisissait jamais."
La vie d'Hanna l'Autrichienne se dessine grâce aux lettres qu'elle écrit à son amie Gretchen. Pour elle, Eric-Emmanuel Schmitt a
choisi une forme exclusivement épistolaire, afin que le lecteur puisse "entendre son intériorité" et mesurer le chemin qu'elle parcourt grâce à la psychanalyse.
Depuis son mariage, elle appartient à l'aristocratie de l'Autriche impériale. Son époux a des allures de prince charmant, sa vie est confortable et pourtant, elle n'est pas heureuse. "Je
crains d'être différente. Affreusement différente. Pourquoi ne puis-je me contenter de ce qui enthousiasmerait une autre ? [...] Je ne sais pas être la femme que notre époque exige."
Alors que toute la bonne société viennoise manifeste son impatience de la voir devenir mère, elle s'en montre incapable. Son seul plaisir véritable : collectionner les sulfures, fleurs sublimes
enfermées dans des globes de cristal. Jusqu'au jour où elle accepte enfin de s'allonger sur le divan du docteur Calgari, qui met en oeuvre une toute nouvelle méthode développée par un certain
Sigmund Freud...
Anny est
une star. Comédienne depuis son plus jeune âge, elle est née de parents inconnus. Elle a grandi sous les projecteurs. Johanna, son agent, a organisé toute sa vie autour des impératifs liés à sa
carrière. Anny s'est perdue et se consume en drogues, en alcool et en étreintes furtives. Son quotidien se réduit à ses excès. Elle n'est pas heureuse non plus, son paysage intérieur ne colle pas
avec l'image que ses fans et la société lui renvoient...
Les vies de ces trois femmes sont aussi différentes que les époques qui les ont vues naître, mais il y a entre elles une proximité d'âme évidente à certains moments du livre. Si la jeune Belge
est la seule à entretenir avec la nature une relation intime et sensuelle, l'émerveillement d'Anny lorsqu'elle sort de la clinique pour se promener au bras d'Ethan s'en approche furtivement.
Lorsque qu'Hanna est bouleversée par la musique de Gustav Malher au point d'en perdre connaissance, elle nous rappelle aussi les extases de la jeune Brugeoise. Et lorsqu'Hanna décrit son attitude
en société, c'est Anny la comédienne qui nous semble surgir :
"Bravement, j'endosse mon uniforme je rabâche mon rôle, je révise mes répliques, je règle mes entrées ou mes sorties, je me prépare à la comédie de mon existence. Je languis après un
miracle... Lequel ? Cesser de me voir agir. Ne plus être ni l'actrice ni la spectatrice de moi-même. Arrêter de me juger, de me critiquer, de percevoir mon imposture. Qu'enfin, tel un sucre dans
l'eau, je fonde dans la réalité et m'y dissolve. Pour l'instant, je donne bien le change, mon jeu ne pèche pas. Sous mes mimiques et mon éloquence, mon désarroi échappe à tous."
Selon Eric-Emmanuel Schmitt, chacun de nous a un destin préformaté par sa naissance, son sexe, son époque etc. Il est possible cependant de le refuser ou de s'en affranchir afin de vivre SA vie,
"essayer de découvrir ce que l'on porte en soi, là où l'on est unique, où l'on a quelque chose à apporter".
S'il a choisi "d'emprunter le corps d'une femme" le temps d'un roman, c'est parce qu'il considère qu'elles offrent plus de subtilités à exploiter, que la nature est plus généreuse avec elles,
notamment en leur donnant la possibilité d'enfanter. C'est d'Hanna la Viennoise qu'il se sent le plus proche. Alors qu'Anny se départ rarement de son cynisme dans les situations tragiques, Hanna
conserve quant à elle une forme de légèreté dans laquelle se reconnaît l'auteur. " La vie est tragique, inutile d'en rajouter. Il faut refuser la peur et le pathétique".
Eric-Emmanuel Schmitt n'était pas revenu au roman depuis Ulysse from Bagdad (2008). Il explique à ce sujet : "j'ai besoin d'avoir peur et de penser que je ne sais plus faire, je cultive
le sentiment de la première fois". Agrégé de philosophie, il a commencé à écrire pour le théâtre et continué avec des romans, des essais, des nouvelles. Il est aujourd'hui l'écrivain français
contemporain le plus lu dans le monde.
Son expérience de cinéaste a enrichi son écriture romanesque. Le cinéma l'a, dit-il, rendu plus sensible aux lieux et à la lumière, et il y a en effet dans La femme au miroir des
passages où les atmosphères visuelles sont très subtilement décrites.
Et le miroir ? "Depuis que je suis petit garçon, je me demande ce qu'une femme regarde dans le miroir... et j'ai peur de la réponse !" explique Eric-Emmanuel Schmitt. Est-elle obnubilée par des
détails ? Essaie-t-elle de se voir telle que la voient les autres ? Le miroir n'est-il pas le signe de la pression qui s'exerce sur elle et qu'elle exerce également sur elle-même ?
Ce face à face que l'on pourrait imaginer intime est en fait, pour notre auteur, un moment "extime" qui symbolise l'emprise de la société sur les femmes. Les trois héroïnes doivent se libérer des
miroirs ou de leur image (Anny) pour avancer et devenir celles qu'elles se sentent vraiment :
"Anne jeta un oeil à l'intérieur du cadre rond, considéra ses traits intrigués, apprécia les savantes torsades qui pliaient ses cheveux blonds pour élaborer une coiffure raffinée, s'étonna
d'avoir un cou long, des oreilles menues. Cependant, elle éprouvait une impression bizarre : si elle ne voyait rien de déplaisant dans le miroir, elle n'y voyait rien de familier non plus, elle
contemplait une étrangère. Sa figure inversée, de face, de côté ou de dos, pouvait être la sienne autant que celle d'une autre ; elle ne lui ressemblait pas."
Anne, Hanna et Anny (En Hébreu, hannah signifie "la grâce") dont les existences singulières vont finalement se rejoindre, sont-elles la même âme réincarnée en
d'autres lieux et à différentes époques ? Les combats des deux premières ont-ils permis à la troisième d'exister pour elle-même, de se trouver enfin ? Eric-Emmanuel Schmitt ne donne pas de
réponse : "Pour moi, un livre doit être une structure ouverte que votre lecture enrichit encore."
"L'esprit, tel un navire, ne se réduit pas à sa vigie, la conscience ; sous le pont, il comporte des réserves -la mémoire-, des ateliers -l'imagination-, la salle des machines -les
appétits-, des couloirs et des escaliers qui descendent encore vers des zones moins pénétrables, des cales effleurées par la lumière intermittente de nos rêves, des soubassements totalement
obscurs. En définitive, la guérite de la conscience ne constitue qu'un point minuscule, extérieur, superficiel, entre ce qui vient du monde et ce qui monte des profondeurs de notre
soute".
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