Pour célébrer ses soixante ans d'existence, la librairie Martelle d'Amiens proposait cette semaine deux soirées exceptionnelles et très suivies, en partenariat avec la Maison de la Culture que dirige encore pour quelques mois Gilbert Fillinger. Lundi 3 avril 2017, une lecture d'extraits des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803) par Elsa Lepoivre et Denis Podalydès de la Comédie Française, et par Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie Française de 2001 à 2006, était proposée dans le Grand Théâtre.
Devenu un classique parmi les classiques, le roman épistolaire de Laclos - officier d'artillerie dont on ignore trop souvent qu'il naquit à Amiens - fit scandale à sa parution en 1782. Le succès du livre n'empêcha pas sa condamnation pour atteinte aux bonnes mœurs en 1823, sous la Restauration. En 1939, André Malraux contribue à sa réhabilitation dans son article "Laclos" publié dans Tableau de la Littérature française, un texte qui servira ensuite de préface au roman. C'est ce même Malraux qui, rappelons-le, inaugurait en 1966 la Maison de la Culture d'Amiens en tant que Ministre des Affaires Culturelles. Tout un symbole en cette soirée.
La lecture théâtralisée des trois comédiens (Elsa Lepoivre incarnant la perfide marquise de Merteuil et Denis Podalydès, le vicomte de Valmont) était une belle occasion de redécouvrir l'œuvre magistrale d'un Laclos capable de composer, lettre après lettre, un roman du libertinage extrêmement habile et bien écrit. Mention spéciale pour la scène au cours de laquelle Valmont-Podalydès raconte à la marquise de quelle manière il a enfin vaincu la vertu de Madame de Tourvel, "la céleste prude" jouée par Marcel Bozonnet : "c’est une victoire complète, achetée par une campagne pénible, et décidée par de savantes manœuvres." (Lettre CXXV). Un régal.
Mercredi 5 avril 2017, autre siècle et autre ambiance avec La nuit sera calme, lecture-spectacle de morceaux choisis du livre autobiographique de Romain Gary (1914-1980), par le comédien Jacques Gamblin. Dans cet ouvrage publié aux éditions Gallimard en 1974, le grand écrivain imagine un entretien avec son ami du Lycée de Nice, le journaliste suisse François Bondy, au cours duquel il revient sur son engagement dans l'aviation des Forces françaises libres, sa carrière de diplomate, sa relation avec sa mère ("tirée de l'oubli" par La promesse de l'aube), les femmes, la sexualité... le Christ même !
Au fur et à mesure de ces confidences que Jacques Gamblin livre sur scène avec une grande justesse, une vie d'exception et une intelligence aigüe se dessinent. Unique auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt : pour Les racines du ciel (Ed. Gallimard, 1956) et pour La vie devant soi (Ed. Mercure de France, 1975) sous le nom d'Émile Ajar, Gary admettait volontiers : "mon "je" ne me suffit pas comme vie, et c'est ce qui fait de moi un romancier, j'écris des romans pour aller chez les autres. Si mon "je" m'est souvent insupportable, ce n'est pas à cause de mes limitations et infirmités personnelles, mais à cause de celles du "je" humain en général."
L'écrivain et son "bouillonnement intérieur", sa lucidité (son acidité ?), ses combats d'une troublante contemporanéité, son "goût très vif pour tous les papillons du merveilleux" révèlent un homme qui a "de la tripe et de l'humeur", comme le dit Jacques Gamblin. Mais un homme aussi dont le langage véhicule une puissante émotion.
Ces deux soirées-hommages à la littérature que la librairie Martelle défend depuis soixante ans, étaient placées sous le signe de l'amitié puisque Denis Podalydès, Marcel Bozonnet et Jacques Gamblin sont des fidèles de la Maison de la Culture d'Amiens. Un cocktail était offert à l'issue de chaque représentation aux nombreux partenaires et amis de la librairie, haut lieu de la vie culturelle locale où se déroulent chaque semaine des rencontres et dédicaces avec les auteurs qui ont tant besoin des librairies indépendantes pour faire connaître leur travail.
Installée sur plus de 2000 m² en plein centre-ville, la librairie créée par Lionel et Annie Martelle en 1957, fut à l'origine un magasin de 15 m² situé en face de la Cité scolaire. Trois déménagements et soixante ans après sa fondation, elle est dirigée par Françoise Gaudefroy et sa sœur Anne Martelle, et dispose rue des Vergeaux d'un stock de plus de 80 000 titres (littérature générale, manuels scolaires, Beaux-Arts, bande dessinée, littérature de jeunesse dans l'espace Passeur de rêves, etc...).
Décédé le 1er mars 2015 à l'âge de 86 ans, Lionel Martelle, Chevalier des arts et lettres, Ancien président du Syndicat des libraires classiques de France (l'un des ancêtres du Syndicat de La Librairie Française), éditeur à partir de 1992 pour promouvoir le patrimoine régional, est parvenu à associer son nom, dans l'esprit des Amiénois, à la culture et au plaisir de lire.
"La culture n'a absolument aucun sens si elle n'est pas un engagement absolu à changer la vie des hommes." La nuit sera calme (Roman Gary)
3 rue des Vergeaux - 80000 Amiens
03 22 71 54 54
Ouvert du lundi au samedi de 9h30 à 19h
Vente en ligne : www.librairiemartelle.com