Jacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècleJacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècle

C’est dans une aventure à la fois essentielle et ambitieuse que s’est lancé le poète, essayiste et traducteur Jacques Darras en entreprenant de "rassembler les textes médiévaux en langue d’oïl les plus remarquables dans un seul et même ouvrage". Personne avant lui – et il s’en étonne – n’avait pris l’initiative d’étudier dans son ensemble "cette éblouissante littérature médiévale" et de la traduire en français contemporain afin d’en rendre les richesses accessibles au plus grand nombre. C’est chose faite avec Du cloître à la place publique - Les poètes médiévaux du nord de la France XIIe- XIIIe siècle (Poésie/Gallimard, 2017).

Cette anthologie de 560 pages met à l’honneur des textes (toujours précédés d’une courte présentation) signés Adam de la Halle, Jacques d’Amiens, Baude Fastoul, Jean Bodel, Philippe de Rémi, sieur de Beaumanoir, Conon de Béthune, Hélinan de Froidmont, Richard de Fournival, Le Reclus de Molliens, Thibaut d’Amiens ainsi que Les Fatrasies (anonymes) d’Arras (la fatrasie est un poème absurde à la forme codifiée que l’on appelle « nonsense poem » en langue anglaise).

"J’ai vu une croix / Chevaucher l’Artois / Sur une chaudière, / Une vieille clôture / Mener Vermandois / Dessus une pierre. / N’eût été une verrière / Deux limaçons, voire trois, / Eussent fait hurler dix Anglois : / « Barbe et God hear ! », / De Paris jusqu’en Bavière." (Les Fatrasies d’Arras).

Jacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècleJacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècle

Au XIIIe siècle, la ville d’Arras est une cité marchande prospère (grâce au commerce des draps notamment) qui compte vingt mille habitants. Des thèmes inhérents à ce statut - l’argent par exemple - font leur entrée en littérature. Mais la religion n’est jamais loin. Les écrivains arrageois s’organisent en confréries d’une grande vitalité créatrice. Le trouvère Adam de La Halle dont Jacques Darras affirme la grandeur et le génie, "égal à celui de Chrétien de Troyes pour le roman", invente dans Le Jeu de la feuillée le personnage du clown qui ouvre l’ère du théâtre en Europe. Il est selon lui le poète "le plus doué, le plus plastique dans l’usage de ses dons musicaux, poétiques et théâtraux."

Surnommé Adam le Bossu, il est présent dans cette anthologie avec Les Congés (1276 ou 1277) tout comme Jean Bodel et Baude Fastoul que la lèpre oblige à se retirer du monde. Cette forme poétique lyrique qui repose sur le douzain octosyllabique a vu le jour à Arras avec eux. "Arras Arras ville de procès, / Ville de haine, de calomnies, / Qui de noblesse coutume avais, / On va disant qu’on vous réforme : / Mais si Dieu n’y fait le bien rentrer, / Je ne vois nul qui vous réconcilie, / On aime trop chez vous la monnaie, croix pile, / Chacun fut Berthe en cette ville, / Quand il y avait richesse aux maies. / Adieu plusieurs fois, cent et mille, / Je vais ailleurs ouïr l’Évangile, / Ici sauf mentir rien ne se fait." (Adam de la Halle – Les Congés)

Jacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècleJacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècle

L’Amiénois Richard de Fournival est également présent dans le recueil avec Le Bestiaire d’Amour "transposition de l’amour courtois dans la société bourgeoise du Nord de la France". Médecin et chirurgien, Chanoine de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens (1239) dont l’édification coïncide avec sa propre vie, l’homme est un érudit. Sa remarquable bibliothèque, qu’il décrit dans son ouvrage Bibliomania, est léguée à Gérard d’Abbeville qui en fait don au Collège de la Sorbonne, fondé vers 1257 par Robert de Sorbon.

Dans son Bestiaire d’Amour, Richard de Fournival dépeint les comportements amoureux à travers une galerie de nombreux animaux : loup, crocodile, baleine, dragon, autruche, vautour… "Ce vautour signifie les faux amants qui suivent les Dames et Demoiselles pour en faire leur profit, combien qu’elles s’en déprécient."

La traduction qui consistait à "faire passer dans le français contemporain ce français médiéval si différent de sens et de texture" n’a pas été simple pour Jacques Darras qui explique avoir visé "un français médian", et tenté de garder chaque fois que possible "la marque rythmique de l’octosyllabe". Les textes du recueil se présentent en effet pour la plupart sous la forme de douzains octosyllabiques à rimes souvent plates ou suivies (aabb) : "Il y a sagesse à retenir / Ce que l’on conquiert par loisir / Mais grande honte, m’est avis, / À perdre ce que l’on a conquis". (L’Art d’aimer – Jacques d’Amiens)

Sur le plan lexical, le traducteur s’est heurté à des difficultés puisque de nombreux termes de l'époque n’ont pas d’équivalents et que d’autres ressemblent à des mots d’aujourd’hui avec un sens différent. Délit, au Moyen Âge, signifie ainsi "agrément, plaisir". Jacques Darras s’est efforcé de préserver la saveur de la langue. Certains mots ont d’ailleurs été délibérément laissés sous leur forme d’origine (un lexique en fin d’ouvrage apporte une brève définition de ceux qui apparaissent marqués d’un astérisque). Et l’ensemble ne manque pas de sève ! "Nous désenivrer du monde lyrique et féérique, breton et occitan, telle est la marque de la poésie médiévale du Nord."

Jacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècleJacques Darras et les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècle

Toujours soucieux de faire (re)connaître la richesse du patrimoine littéraire de sa Picardie natale, Jacques Darras donnait le 15 décembre 2016 (en ligne ICI) et le 20 novembre 2017, deux conférences gratuites à la Comédie de Picardie à l’invitation du CAP (Club Action Picardie) et de l’UPA (Université Populaire d’Amiens). Intitulées "Tout picard que j’étais…" (emprunt à Jean Racine : Les Plaideurs, 1668), elles consistaient à montrer que "depuis un bon millénaire, La Picardie et l’Artois et dans une moindre mesure la Flandre sont des terres de fertilité, de continuité littéraire ayant fourni une contribution exceptionnelle et sous-estimée à l’histoire nationale."

Le poète tenait à préciser toutefois : "Soyons clairs, mon but n’est pas d’exalter une quelconque fierté régionale, je me considère plutôt en chirurgien de la mémoire cherchant à réparer l’élasticité d’une aire géographique devenue poreuse à l’imaginaire national." Réparer... et lui rendre justice en somme.

Tag(s) : #Coups de coeur et curiosités

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