Deux voix s’expriment à tour de rôle dans le dernier roman de Francis Demarcy, Fin de race (Ed. de la Librairie du Labyrinthe). Celle de Guillaume Alleaume, 56 ans, qui au moment où s’ouvre le livre, a dû vendre l’exploitation familiale des Essarts - un corps de ferme, 80 hectares de terre et 40 de bois - dans le Vimeu, en Picardie. "C’était la fin d’un cycle, les Alleaume avaient fait leur temps ici. J’avais été la séquence finale d’une histoire deux fois séculaire, je n’en ressentais aucune amertume."
Nous sommes dans les années 2000, un accident de voiture après un rendez-vous arrosé a laissé Guillaume boiteux et dans l’obligation de payer les frais médicaux du couple d’Anglais que son 4 x 4 a percuté. "Je tourne la page sans états d’âme. Je me fais vieux, avec en plus la touche « mobilité réduite »", ironise-t-il avant de revenir sur son parcours.
Fils unique, le dernier d’une "lignée de bouseux expansionnistes", il s’est orienté naturellement vers des études agricoles interrompues en 1970 par la mort brutale de son père, "un compromis entre le paysan traditionnel et une certaine modernité agricole. Un pied chez Maupassant, l’autre chez Monsanto." Contraint de prendre sa suite "en catastrophe et sans réelle motivation", au moins a-t-il pu échapper au service militaire. "Bien élevé, gentil et tout, le Guillaume, mais pas taillé pour la ferme." Taillé pour quoi d’ailleurs ? Après une décennie plutôt prospère, il doit exercer en appoint une activité d’expert en assurances pour maintenir les Essarts à flot. "J’étais paysan en dilettante, expert par raccroc. Un peu bohême mais avec les pieds sur terre."
Après l’accident, Guillaume qui vit désormais seul dans un pavillon du village, se voit attribuer une aide ménagère par les service sociaux. Dorothée Marcoule, 35 ans, doit venir chez lui une matinée par semaine. C’est l’autre voix du roman. Tatouages, piercings et cheveux noir corbeau, elle "ne correspond pas à l’image normative qu’on se fait de la femme de ménage." Lesbienne en rupture avec sa famille, originaire d’une petite ville sinistrée du Nord-Pas-de-Calais - "Cafard city" - elle a mené une longue existence de routarde avant de se lancer dans une "nouvelle vie rurale et gériatrique". Une rupture sentimentale en Australie et le décès de son père lui ont fait prendre conscience que "la riot girl était un peu fatiguée". La voici donc embauchée comme aide ménagère au sein du réseau ADMR (Aide à Domicile en Milieu Rural) et logée dans une école désaffectée louée par la mairie.
"Trouver les passerelles entre un croulant rural et une punk à peine assagie, c’est pas tous les jours facile" mais la musique rock, dont Guillaume est féru depuis l’adolescence, va jouer ce rôle entre eux. "Les débuts furent timides. J'avais devant moi un type prématurément vieilli, boiteux et décharné. Il avait la voix brisée et le regard triste", se souvient Dorothée. Le type pourtant, n’a rien perdu de son goût pour le rock’n’roll, "fil rouge de son existence". Le rituel s’installe, une "petite heure de discographie quotidienne", de Johnny Cash à The Walkabouts en passant par Patti Smith ou PJ Harvey. De visite en visite, l’aide ménagère apprivoise le retraité de l’agriculture : "Sans me l’avouer, j’aime quand elle déboule chez moi. C’est une intrusion vivifiante dans ce décor morne de destin finissant. Pas fée du logis, pas davantage cordon bleu, mais courant d’air salutaire."
Un lien se tisse entre eux. Une forme d’amitié qui ne dit pas son nom. Peu à peu, chacun se raconte. L’enfance, plutôt heureuse et sans histoire, avec déjà "ce même sentiment d’étrangeté au sein de sa propre famille." Puis la volonté, en grandissant, pour Guillaume comme pour Dorothée, de ne pas se conformer à ce que l’on attend d’eux. Des jeunesses marquées par la dégringolade du père enfin, agriculteur pour l’un, ouvrier carreleur pour l’autre, "morts tous les deux à cinquante ans et des poussières, à la suite d’un même processus. À savoir, traumatisme professionnel, dépression, déchéance et terminus."
Fin de race est le cinquième roman de Francis Demarcy. Né en Picardie en 1960, dans une famille d’agriculteurs, il a été un temps paysan comme son personnage et reste épris, comme lui, de rock’n’roll. Doté d’une vraie plume et d’un sens aigu de l’observation, l’écrivain embarque sans peine le lecteur dans son histoire. À travers l’amitié improbable qui se noue entre Guillaume et Dorothée, deux incompris réunis par hasard dans le Vimeu, c’est tout un monde rural qu’il nous donne à voir. Les villages qui se vident, les fermetures d’usines, les vieux qu’il faut maintenir chez eux, l’agriculture productiviste qui montre ses limites… Les points de vue des deux narrateurs sont sans complaisance. Le regard est lucide mais jamais cruel ; l’humour affleure souvent. Et l’on s’attache à tous ces personnages qui composent tant bien que mal avec les cartes que le destin a placées dans leurs mains.