En 976, la dynastie des Omeyyades (originaire de Damas) règne sur le califat d’al-Andalus en Espagne. À Cordoue, la plus grande bibliothèque d’Occident rivalise avec celle de Bagdad. Elle compte quelques centaines de milliers d’ouvrages achetés partout dans le monde musulman. Abd al-Rahmân III qui transforme l’Émirat en Califat, puis son fils Al-Hakam II, ont fait de Cordoue un centre culturel majeur, le temple de tous les savoirs.
A la mort de ce dernier, son fils Hichâm II, n’a que onze ans. Muhammad Amir, le vizir Al-Mansur, devient l’homme fort du califat et place le djihad au cœur de ses préoccupations : « ce n’est pas en trempant son calame dans l’encre que l’on sert Dieu. C’est en trempant sa lame dans le sang des infidèles ! » Pour satisfaire les religieux extrémistes, il organise un autodafé qui sert de point de départ à la bande dessinée.
À Amiens le 3 juin 2023, Wilfrid Lupano raconte la genèse de l’album lors d’une rencontre animée par Guillaume Magni, commissaire de l’exposition. « Je suis parti de Tarid, l’eunuque bibliothécaire auquel il fallait adjoindre des personnages qui viennent en contrepoint. C’est une vieille recette de la narration qui créé de la comédie. » Lors de ses recherches, le scénariste découvre qu’il existait à Cordoue au 10e siècle, un quartier de 250 femmes copistes très instruites. Le personnage de Lubna, jeune esclave affranchie devenue copiste, va lui permettre de « faire remonter à la surface cette réalité. » Elle partage avec Tarid un amour passionné pour les livres que le personnage de Marwan, ancien apprenti à la bibliothèque et petit voleur, va contrebalancer. « J’avais besoin de parler du livre et de la culture, en évoquant aussi le droit de s’en foutre ! » indique le scénariste.
L’autre héroïne de l'album, omniprésente, c’est la mule sur laquelle Tarid charge les livres à sauver. « C’est le mousquetaire absolu de mon histoire, elle fait toujours rebondir le scénario. Un personnage qui m’a paru évident tout de suite, pour incarner physiquement la lenteur et la fragilité de la circulation du savoir à cette époque. » Elle permet en outre d’éviter l’esprit de sérieux ou une sacralisation excessive du savoir.
Wilfrid Lupano a fait des recherches pendant un an et demi sur l’islam médiéval et la circulation des connaissances dans le bassin méditerranéen. « J’aurais pu faire 4, 5, 10 tomes ! Le danger quand tu es tellement documenté, c’est de faire une BD pour les historiens. Or, je voulais parler à des gens qui ne connaissent pas cette période, comme moi auparavant. » Sur le plan graphique, le défi était de « faire exister le califat al-Andalus pour les yeux, alors qu’on n’a plus aucune idée de ce à quoi il ressemblait ». Il faut deux ans et demi à Léonard Chemineau pour réaliser les 257 planches de l’album. Il passe une année sur le story board, « premier jet de la narration graphique », à partir du scénario page par page, transmis par Lupano.
Le dessinateur va devoir se ranger à l’avis du scénariste et de l’éditeur, qui préfèrent ses planches crayonnées et non encrées. Toutes les planches sont donc dessinées au crayon, nettoyées à la gomme électrique, scannées puis poussées au noir à l’ordinateur pour leur visibilité. « Cela permet des textures, une finesse de trait, on peut donner de la profondeur, faire exister des arrière-plans », décrit Wilfrid Lupano. C’est Christophe Bouchard qui va prendre en charge la couleur de l’album. « Léonard n'avait jamais confié la couleur mais pour un tel projet, ça aurait pris un an de plus. Ce n’était pas facile pour lui car il a tendance à penser en couleurs, on lui a retiré un outil. » Les auteurs optent pour un usage narratif de la couleur plutôt que réaliste. « Nous voulions éviter la monotonie parce que l’on a une mule couverte de bouquins sur quasiment chaque page ! Il fallait le faire oublier en explosant tout cela à la couleur ».
Le pari est réussi, on ne s’ennuie pas une seconde à la lecture de La bibliomule de Cordoue. Le scénariste a beaucoup élagué pour rendre le propos accessible aux plus jeunes et faire découvrir la culture oubliée d’al-Andalus. « Nous Occidentaux, on ne la raconte jamais l’histoire du monde arabo-musulman, on est dans le déni de la culture de nos voisins immédiats », regrette Lupano.
C’est en lisant un livre sur la destruction volontaire du savoir qu’il apprend l’existence de la grande bibliothèque de Cordoue. « Je n’en avais jamais entendu parler ! Je me suis senti un peu volé, comme si on m’avait volontairement occulté une part de l’histoire de l’Occident. Si les Arabes n’avaient pas pris soin de la culture grecque, on en aurait perdu la trace et les racines. La Renaissance, c’est la redécouverte des textes grecs par les traductions des Arabes, j’aurais bien aimé qu’on me le dise ! J’ai pensé qu’il y avait une urgence à raconter ce genre d’histoires dans des livres populaires. Pas pour les historiens qui le savent déjà. » La postface de l’album est d’ailleurs rédigée par Pascal Buresi, membre de l'Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et directeur de recherches au CNRS.
« Qu’est-ce qui m’a pris de penser que j’étais capable d’entreprendre un voyage pareil ? Moi qui n’ai pas quitté Cordoue depuis quarante ans. Je suis bibliothécaire, pas contrebandier. » La bibliomule de Cordoue.