A Liverpool-sur-Somme avec Martine Pouchain

Liverpool-sur-Somme (Ed. Thierry Magnier), le 25e roman de littérature jeunesse de Martine Pouchain paru en juin 2023, se déroule en Picardie. Kevin Dupré a neuf an et demi lorsque son père, ivre après une communion arrosée au volant de la voiture familiale, quitte la route. Le père meurt… et il faut amputer le jeune Kevin au-dessous du genou. Flora la mère, et le petit frère Julien, s’en sont sortis indemnes. Après un moment de désespoir, Kevin le narrateur, a surmonté l’épreuve : « Au fil de l'aiguille, la vie s'est mise à me raconter des histoires comme quoi il restait des tas de choses intéressantes à faire que je n'avais pas encore faites, et je me suis laissé tenter. »

A quatorze ans, équipé de prothèses, il vit en famille dans une maison d'une cité Carmichaël à Ailly-sur-Somme, commune à cinq kilomètres d’Amiens. « Ça aurait pu s'appeler Manchester où Liverpool, pas à cause du foot, mais parce que ça ressemble au Nord industriel de l'Angleterre. Ce sont des Écossais pourtant, les frères Carmichaël, qui ont fait construire des petites maisons à la fin de l'avant-dernier siècle, pour loger leurs ouvriers près de leur usine de jute. En brique rouge, toutes pareilles, prolongées d'un petit jardin, dans cinq ruelles numérotées de un à cinq qui coulent en pente abrupte vers la Somme. »
 

Sa vie prend une tournure nouvelle lorsque Sami, d’origine irakienne, décide de transformer en épicerie un morceau de l’usine désaffectée, première filature de jute en France, fermée en 1983. « Sami est arrivé chez nous, à Ailly-Sur-Somme, avec l'idée dans l'air écologique du temps d'ouvrir une boutique équitable où même les plus nécessiteux pourraient se fournir. L'Air du Temps, il avait décidé de l'appeler. » Son arrivée ne laisse pas indifférents les habitants de la cité. Entre méfiance et jalousie, Sami doit faire preuve de patience pour devenir un des leurs. Et les choses se compliquent encore lorsqu’il gagne quatre millions au loto !

La présence bienveillante de Sami donne du sens à la vie de Kevin : « Sa gentillesse aussi se voit tout de suite. Elle est plus forte que lui, plus forte que tout. Même à ceux qui lui font du mal, il n'arrive pas à en vouloir longtemps sans leur trouver des raisons. » L’épicier qui, fut étudiant en Lettres en Irak, prête des livres au garçon : L’épopée de Gilgamesh (sur laquelle il écrivait un mémoire dans son pays) ou Le Sous-sol de Dostoïevski. « Quand il fait beau, Sami sort les livres dont il n'a plus l'usage sur un bout de toile posé par terre devant l'épicerie pour que les gens se servent. C'est un genre de trottoir à livres. » Martine Pouchain a placé des épigraphes en tête de certains chapitres. Le poète persan du XIII^e siècle, Djalâl ad-Dîn Rûmî, y est régulièrement cité.

Le 27 septembre 2023, lors d’une rencontre à la librairie Pages d’encre d’Amiens, en présence de son éditeur Thierry Magnier, Martine Pouchain explique : « Dans nos sociétés occidentales, quand on parle de quelqu'un de gentil, c'est souvent réducteur. J'ai voulu montrer que la gentillesse pouvait être sexy. […] J’avais déjà envoyé ce texte à l’éditeur il y a cinq ou six ans, avec un narrateur extérieur. Mais avec Kevin comme narrateur, cela change tout et permet de voir les choses autrement. […] La période 15-22 ans a été très difficile pour moi, c’est pour cette raison que j'ai envie de parler aux jeunes qui ont cet âge, lorsque tous les possibles sont ouverts. Je suis une espèce d'ado à l'intérieur ! »

Dans le roman, la cité Carmichaël joue un rôle essentiel. « C'est un lieu absolument fabuleux, au bord de la Somme. C'est un décor assez extraordinaire. » Martine y place une galerie de personnages bien campés, « une vraie famille qui se reconstitue autour de cette épicerie, tous un peu cabossés », selon Thierry Magnier. Il y a la rousse Fanny dont Kevin est amoureux, Monique alias Pétunia, retraitée de l’Éducation nationale qui tricote et fait des tartes, Gérard dit Gégé, le vieux au déambulateur, quasi muet, qui fume des cigarettes roulées, Bernard Loriot dit Bernie, artisan de son état, Joël Poterre qui a « l’alcool récriminateur » et sa femme Céline, « cinq mouflets à son actif à vingt-six ans révolus depuis peu », ou Stella Dupuis « fausse blonde tirée à quatre épingles, vendeuse au rayon parfumerie des Galeries Lafayette » qui vient promener son chien du côté de l’épicerie, juchée sur des escarpins, pour plaire à Sami, heureux gagnant du loto…

« A partir du moment où on écrit un roman, l'important, c'est qu'il soit incarné, que les personnages ne soient pas interchangeables, insiste Martine. Quand j'ai terminé il y a d’ailleurs une petite période de deuil car j'ai fini par y croire ! » Le lecteur aussi s’attache aux Carmichaëliens, qui font ce qu’ils peuvent quand la vie les secoue. Kevin en particulier, ado privé de ses pieds mais plein de ressources, de courage, et d’humour : « je pourrais tourner un docu sur la cité Carmichaël en travaux pratiques. Il y a de la matière pour une mini-série au moins. Plus moche la vie, ça s'appellerait. Ou Liverpool-sur-Somme ? »

« Bien sûr, il y en a qui ont continué à faire la gueule comme quoi les Arabes, vu qu'ici le RN fait un tabac dans les urnes, mais ils ont eu vite fait de s'apercevoir que Sami était plutôt un cadeau qu'un problème. Aider, c'est sa vraie vocation, et l'épicerie, c'est l'outil de sa vocation. Il aurait pu faire Mère Teresa ou Abbé Pierre, mais c'était déjà pris et il n'aimait pas trop la religion qui allait avec. Il était tombé au bon endroit. À Ailly, il y a de quoi faire question pauvreté, alcoolisme, enfance battue et tout ça. Si on ne s'en vante pas, c'est par peur des flics et de la psychiatrie. »