Isabelle Marsay retourne vers les LumièresIsabelle Marsay retourne vers les Lumières

Le dernier roman d’Isabelle Marsay, L’Apprenti des Lumières ou L’ombre de Voltaire (Ginkgo éditeur) est le deuxième volet des aventures de Baptiste Thiers que le lecteur a vu naître dans Le fils de Jean-Jacques ou la faute à Rousseau (Ginkgo éditeur), ouvrage publié en 2002 et réédité dix ans plus tard (voir mon article ICI).

On sait que Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), "l’immense philosophe des Lumières", auteur du traité pédagogique Emile, ou De l’éducation (1762) fit abandonner à l’Hôtel-Dieu de Paris entre 1746 et 1752, les cinq enfants que lui donna sa compagne Thérèse Levasseur. Voltaire l’a vertement dénoncé dans Le Sentiment des Citoyens, pamphlet anonyme de Décembre 1764.

Isabelle Marsay retourne vers les LumièresIsabelle Marsay retourne vers les Lumières

"Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m’en vantai pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère", écrit Rousseau à ce sujet dans les Confessions (Livre VIII). Le procédé est fréquent : le nombre de nourrissons admis à l’Hôpital des Enfants-Trouvés passe de 312 en 1670 à 7676 en 1772 (Delasselle Claude. Les enfants abandonnés à Paris au XVIIIe siècle, 1975) ! Le philosophe est pauvre, sa mère est morte quand il avait neuf jours et il a lui-même été confié à un oncle par son père. "Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l’être." Pouvait-il ignorer cependant le triste sort de la plupart de ces enfants trouvés ?

C’est le destin du premier né de Rousseau, le seul qu’il tenta furtivement de retrouver, qu’Isabelle Marsay a imaginé. Adopté par le guérisseur Roland Thiers, "médecin des pauvres" et son épouse Jeanne, Baptiste a la chance de grandir dans une famille aimante à Ailly-sur-Noye, un village au sud d’Amiens. Lorsque commence L’Apprenti des Lumières, il est contraint de rejoindre les troupes du roi Louis XV cantonnées en Louisiane.

Isabelle Marsay retourne vers les LumièresIsabelle Marsay retourne vers les Lumières

Le roman s’organise selon trois trames narratives. L’une est fictive, il s’agit de la vie de Baptiste à Amiens tandis que les deux autres, bien réelles, concernent Rousseau son philosophe de père, et celui qui fut l’un de ses grands pourfendeurs : Voltaire (1694-1778). Les deux hommes ne se connaissent pas, "à peine se sont-ils croisés, en 1746, à en croire les souvenirs flous de Jean-Jacques…" mais leurs destins sont liés jusqu’à ce qu’ils meurent la même année.

Rousseau nourrit d’abord une vive admiration pour l’auteur de Candide, de dix-huit ans son aîné, mais Voltaire n’a de cesse, dans ses écrits, de dénigrer ses idées et sa manière de vivre. "Les philosophes sont désunis. Le petit troupeau se mange réciproquement quand les loups viennent le dévorer. C’est contre votre Jean-Jacques que je suis le plus en colère. Cet archi-fou qui aurait pu être quelque chose s’il s’était laissé conduire par vous, s’avise de faire bande à part." (Voltaire à d’Alembert, le 19 mars 1761).

Isabelle Marsay retourne vers les LumièresIsabelle Marsay retourne vers les Lumières

Tout ou presque oppose les deux hommes. Rousseau refuse les honneurs, il aime la solitude et prône le retour à l’état de nature tandis que Voltaire qui fait l’éloge du progrès, est un jouisseur auréolé de gloire. "Pour Jean-Jacques, la corruption dont souffre Genève gagne du terrain avec la présence de l’auteur du Mondain. Voltaire est le prototype de l’homme dénaturé par la culture, chez qui l’on va souper, danser, jouer la comédie en prétendant « qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim. »"

Dans ce roman bien construit et très documenté, Isabelle Marsay montre avec quelle violence les philosophes s’affrontent, sur le terrain personnel comme sur celui des idées. Ils ont pourtant en commun le don de déranger. L’un et l’autre sont interdits de séjour en France. L’Ancien Régime résiste et "de fait, ceux qui se battent pour exprimer leurs idées sont jugés dangereux, séditieux, et le paient de l’exil ou de la prison après avoir reçu une lettre de cachet…".

Voltaire s’est fait beaucoup d’ennemis dans sa lutte acharnée contre l’intolérance et le fanatisme religieux ("Écrasons L’Infâme"). Et son combat fait toujours écho : "Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?" (Article "Fanatisme", Dictionnaire portatif, 1764). Rousseau est chrétien de cœur mais il condamne aussi l’église. L’Émile et Du Contrat social (1762) qui affirme la souveraineté du peuple, sont jugés scandaleux. Il est obligé de fuir.

Isabelle Marsay retourne vers les LumièresIsabelle Marsay retourne vers les Lumières

Fin mai 1767, alors que Baptiste est entré en apprentissage auprès de Grégoire Astier, apothicaire éclairé, Rousseau - toujours banni du sol français - quitte l’Angleterre et fait une halte à Amiens où il se rend au Jardin botanique. Il rencontre en outre Jean-Baptiste Louis Gresset (1709-1777), poète et dramaturge amiénois membre de l’Académie française et auteur du poème satirique Ver-Vert. Ici encore, L’Apprenti des Lumières entrelace habilement la fiction et la réalité.

Dans son livre, Isabelle Marsay relate le parcours de résilience d’un enfant abandonné, tout en instruisant son lecteur sur la philosophie des Lumières et le 18e siècle qui va basculer dans la Révolution. Professeur de Lettres, elle a passé deux étés à faire des recherches afin de réunir les éléments utiles à son histoire. Au-delà de leurs joutes épistolaires et de la rivalité de Voltaire et Rousseau qui reposent côte à côte au Panthéon, ce sont les idées de deux grands philosophes, souvent en avance sur leur temps, qui sont mises en exergue. Un livre à placer entre toutes les mains.

Tag(s) : #Coups de coeur et curiosités

Partager cet article

Repost0