Le festival littéraire Le Goût des autres, qui s’est déroulé au Havre (76) du 17 au 20 janvier 2019 sur le thème des littératures des voyages, mettait à l’honneur samedi 19 janvier une initiative remarquable portée par deux jeunes Irakiens à Mossoul : le Book Forum.
Soutenus par La Guilde, une ONG qui combine "esprit d’aventure et de découverte, engagements de la solidarité et dynamique culturelle" représentée par son vice-président Hugues Dewavrin, Fahad Sabah Mansoor Al-Gburi et Harith Yaseen Abdulqader étaient les invités d’une table ronde animée par l’auteur et journaliste havrais Christophe Ono-dit-Biot, en présence de Véronique Olmi et Sylvain Tesson, écrivains.
Ce sont les images de Sylvain Tesson accueilli dans ce café littéraire de Mossoul, deuxième ville d’Irak et chef-lieu de la province de Ninive - berceau de l’écriture - qui ont ouvert le débat. Soulignant "l’appétit extraordinaire de rencontres et de paroles" qu’il y a découvert, l’écrivain-voyageur s’est rendu compte sur place que "les mots et la poésie avaient encore quelque chose à dire après la guerre."
Reconstruire par le verbe et les livres ? Tombée en juin 2014 aux mains des djihadistes de l’État islamique qui en font la capitale de leur califat, Mossoul est reconquise par les forces gouvernementales d’Irak et leurs alliés au prix d’une bataille acharnée qui s’étend d’octobre 2016 à juillet 2017.Dans la ville dont la partie ouest a été presque entièrement détruite, beaucoup de corps sont encore sous les décombres et il faudra du temps pour panser les plaies.
Sur la rive gauche du Tigre, le Book Forum et sa belle lumière offrent, selon Sylvain Tesson, un contraste saisissant avec les ruines de l’autre rive. Il s’agit d’un lieu mixte de 300 ou 400 m² dont les murs sont couverts d’étagères ou de tableaux. Il est à la fois un vrai café, un espace de dialogue et un endroit où les livres (hors ouvrages politiques ou religieux qui ne sont pas les bienvenus) sont gratuitement accessibles à tous.
Deux cents événements culturels y ont été organisés en un an ! Conférences, débats, concours de poésie… on peine à imaginer que quelques mois plus tôt, la ville était dominée par les soldats de Daesh, pillant les musées et brûlant les livres au nom de leur idéologie mortifère. "Ce qu’ils font ici est à la fois dangereux et exceptionnel, commente Hugues Dewavrin. Cette pépite, il faut la sanctuariser."
L’idée de ce café littéraire est venue pendant la guerre à Fahad Sabah Mansoor Al-Gburi, ingénieur de formation, privé d’activité par le conflit tout comme son ami Harith. Pendant plusieurs mois, Mossoul est sous les bombes ; il vit dans une pièce avec sa femme et ses deux jeunes enfants à qui il raconte que les voisins font des travaux pour justifier le vacarme... "J’ai passé ces années de guerre à lire, explique-t-il, en pensant que les causes de l’extrémisme résidaient peut-être dans une incompréhension culturelle. Et je me suis demandé ce que l’on pouvait faire à la libération."
Pour Harith Yaseen Abdulqader, 31 ans, qui considère que "son existence a été placée sous le signe de la guerre", le Book Forum est un café modeste mais symbolique. D’autant plus qu’avec les difficultés d’accès à l’enseignement ou les contraintes économiques, le niveau culturel a beaucoup baissé. "Nous avions besoin d’espoir, raconte-t-il. Nous œuvrons donc pour créer les conditions du renouveau de la culture et de l’art." Parties prenantes du projet, leurs épouses ont même souhaité aider à son financement en vendant leurs bijoux.
Pour faire mentir l’adage du Moyen-Orient qui affirme que "l’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit", Fahad souhaite désormais encourager la publication d’auteurs ou la traduction d’ouvrages en Irak afin de "jeter les bases du rejet de la culture de la violence et mettre fin au phénomène de l’émigration."
Véronique Olmi qui apporte son soutien aux deux amis, assure que "leur manière de survivre à la barbarie donne un sens au métier d’auteur que l’on fait à l’abri." La conclusion de l'échange revient à Sylvain Tesson qui insiste sur le formidable message d’espoir que délivre le témoignage de Fahad et Harith, démontrant que la reconstruction est possible et que "l’exil et la migration ne sont pas la fatalité de l’Orient qui se relève."