Professeur de Lettres-Histoire au lycée de Métiers Édouard Gand à Amiens, Louis Teyssedou vient de publier un nouvel ouvrage, L’autre guerre – Les visages de l’arrière-front (Les éditions de L’Atelier), à partir d’un fonds de photographies exceptionnel redécouvert au cours de ses recherches pour le projet De Cosserat, tu causeras.
Un dimanche matin d’hiver, il le raconte dans le livre, Louis Teyssedou trouve sur internet une photographie des ouvrières de l’usine Cosserat à Saleux (Somme), provenant du fonds Raoul Berthelé, hébergé aux archives municipales de Toulouse où Béatrix Berthelé, jeune sœur de Raoul, l’a déposé en 1978. Ce fonds se compose de 1500 plaques de verre, de tirages collés sur des albums, de 500 autres tirages sur papier. Soit plus de 3000 clichés pris avec deux appareils photo dont un stéréoscopique Vérascope. Pas moins de 400 photos ont été prises à Amiens où le jeune homme était installé en 1915. "Toutes proportions gardées, j’ai eu l’impression de découvrir l’Amérique", indique Louis Teyssedou !
Samedi 26 février 2022, l’enseignant donnait une conférence à la bibliothèque Louis Aragon d’Amiens pour présenter ces clichés avec Myriam Lamerant-Rouya. Une centaine apparaissent dans le livre dont il a rédigé les textes. Raoul Berthelé est né à Niort (Deux-Sèvres) le 6 juin 1886 d’une famille originaire de l’Aisne. Il fait ses études à Montpellier, devient ingénieur chimiste et se met à pratiquer la photographie. Il sert, dès 1914, comme officier d’approvisionnement au sein d’une ambulance, petite structure hospitalière d’une quarantaine d’hommes qui accompagne les déplacements de l’armée, prenant en charge depuis l’arrière-front les blessés évacués des premières lignes.
Au printemps et à l’été 1915, l’ambulance est stationnée à Saleux, dans la vallée de la Selle, où se trouvent les usines de filature Poiret et Cosserat. Son témoignage photographique date de cette période essentiellement, mais il reviendra à Amiens, alors qualifiée par la presse de "capitale des Alliés", en 1916 et en 1918. En juin 1917, il est nommé directeur de station météorologique à Berzy-le-Sec dans l’Aisne. Il meurt le 22 décembre 1918 de la grippe espagnole, à l’âge de 32 ans. Il obtient la Croix de guerre en 1919 pour son action courageuse à l’avant.
À l’époque de la Première Guerre mondiale, la photographie s’est démocratisée et la démarche de Raoul Berthelé n’est pas extraordinaire. Sa valeur tient cependant dans le fait qu’il a pris soin de légender ses photographies. Fils d’archiviste, il a noté pour chacune : sa date de prise de vue, le lieu, et les noms des personnes qui apparaissent. Le photographe n’a pas publié ni vendu ses photos qui ont échappé à la censure, mais celles-ci témoignent d’un sens journalistique important.
Lorsque Amiens est la cible de plusieurs bombardements qui font sept victimes le 16 avril 1915, il parcourt la ville, tel un photo-reporter, pour rendre compte des dégâts. Le 8 juin 1915, il est aussi aux premières loges lorsque les soldats allemands, faits prisonniers la veille à Hébuterne (Pas-de-Calais), défilent désarmés dans les rues, "enjeu hautement symbolique qui dépasse la simple distraction offerte aux habitants."
Comme l’explique Louis Teyssedou, en 1915, Raoul Berthelé est un soldat de l’arrière qui n’est pas encore confronté à la mort comme il le sera par la suite. Les camarades de son ambulance sont des hommes du Sud comme lui, qui appartiennent au milieu médical. Attaché à son cheval Fifille, le soldat Berthelé s’intéresse à son environnement, et aux usines de Saleux dont il photographie les ouvrières. Passionné d’aviation, il se rend aussi sur les tarmacs des aérodromes amiénois où il fréquente Paul Descoings, pilote membre de l’escadrille MF35, qui lui permet de survoler Amiens et d’en prendre des vues aériennes.
Côté intime, Raoul Berthelé, célibataire, entretient une relation amoureuse avec Jeanne Cornu, 17 ans, fille du boucher Joseph Cornu, qui habite avec ses parents au 49, rue des Orfèvres. On les retrouve, loin du tumulte de la guerre, se promenant dans les hortillonnages. D’autres femmes passent devant l’objectif de Raoul Berthelé : Mademoiselle Borck, Madame Laurençot, Madame Delagarde et sa fille… Le dernier cliché de sa période amiénoise date du 20 août 1915.
Dans son livre de 180 pages, préfacé par Rémy Cazals, Professeur émérite d’histoire à l’université de Toulouse-Jean-Jaurès, Louis Teyssedou explore de manière thématique le passé redécouvert grâce au fonds Berthelé. Il a enquêté pour remettre en contexte toutes les images, et donner au lecteur les clés nécessaires à leur compréhension. Les prises de vue du photographe attestent à la fois de sa maîtrise technique, et de la modernité de son regard. Soucieux de ceux qui l’entourent, il offre un témoignage de tout premier ordre sur cet arrière-front dont la vie quotidienne continue à se dérouler, malgré l’omniprésence de la guerre et de ses menaces.